Réflexions sur les rapports liant l’anthropologie ternaire du premier christianisme et le processus d’individuation de C.G. Jung
CEFRI, Centre de Recherche et d’information C.G. Jung, Bruxelles, le 1/10/2017 par Michel Fromaget
Il y a presque 20 ans, le 18 mars 1998, je présentai au Groupe d’Etudes C.G. Jung, à Paris, une conférence dont la dernière partie était inaugurée par une question que je replacerais volontiers aujourd’hui, en tête des réflexions qui vont nous retenir. Je formulais cette question sensiblement dans les termes que voici : « Est-ce que le processus d’éveil spirituel, de metanoïa, de métamorphose, tel que le comprenait l’anthropologie ternaire du premier christianisme – processus d’éveil, de libération, d’accomplissement mais aussi de spiritualisation, de divinisation, de déification – est-ce que ce processus et celui d’individuation identifié et étudié par C.G. Jung sont les mêmes ? Tendent-ils, ou non, vers une même fin ? »
Je ne vous cacherai pas que mes connaissances d’alors ne me permirent pas d’apporter à cette question une réponse certaine, ni même véritablement satisfaisante. Certes, depuis 1998, j’ai eu l’occasion de croiser à nouveau et de retravailler sérieusement ce grand sujet, mais je ne vois toujours pas d’argument décisif se dessiner à l’horizon. Cependant, l’étude sans a priori de cette question, quand bien même elle demande in fine de rester dans l’expectative, s’avère toujours pour moi riche d’enseignements, d’inspirations, de découvertes. C’est pourquoi, je suis heureux de retravailler avec vous aujourd’hui cette confrontation bienveillante de la déification chrétienne et de l’individuation jungienne.
Une semblable enquête ne pouvant être bien conduite sans un rappel préalable des termes mis en regard, cette conférence se déroulera en deux temps. Une première partie qui rappellera l’essentiel de l’anthropologie « corps, âme, esprit » du christianisme originel, cette présentation étant conçue dans la perspective de la confrontation qui la suit. Une seconde partie qui considérera différents aspects du processus jungien d’individuation, choisis d’une part en raison de leur importance intrinsèque et, d’autre part, de leur aptitude à être pertinemment confrontés avec différentes affirmations essentielles de l’anthropologie « divino-humaine », ou ternaire, du premier christianisme. Je ne suis pas psychanalyste jungien, c’est pourquoi, il est possible qu’en fin de cet exposé ma lecture de l’individuation jungienne vous paraisse contestable. En ce cas, je vous serai reconnaissant de vos remarques et suggestions.
I – Bref rappel sur les fondamentaux de l’anthropologie ternaire originelle :
Le paradigme anthropologique ternaire distingue donc en l’homme, comme le disait joliment le philosophe Jean Guitton « trois manières d’être là ». Soit donc : le corps, l’âme, l’esprit pour reprendre le vocabulaire néotestamentaire. Mais attention, dans celui-ci, les mots « âme » et « esprit » revêtent une signification précise très différente de celle qu’ils ont dans le langage courant actuel. Ainsi le mot « âme » n’y a, en lui-même, aucune connotation sentimentale ou romanesque, religieuse ou spirituelle. L’âme qu’il désigne est seulement la psyché, le mental, le mental doté de ses facultés ordinaires : conscience, intelligence, mémoire, volonté, etc. Sans oublier l’inconscient. Elle est l’anima des latins, la psukhe des grecs. En ce sens, les animaux ont une anima, une âme comme leur nom le dit si bien. Et les hommes en ont une, une propre à leur espèce, au même titre que tous les vivants.
De même, et à l’inverse, le mot « esprit » n’y désigne pas l’intelligence, ni aucune dextérité psychologique quelle qu’elle soit. Il est une dimension de l’être absolument irréductible à l’âme et par suite à l’intelligence rationnelle. En effet, alors que l’âme, par l’intermédiaire du corps qu’elle anime, ouvre sur le monde naturel, sur le monde des apparences, sur le monde de la dualité et de la multiplicité, l’esprit, quant à lui, ouvre sur le monde spirituel, celui des noumènes, des essences, le monde de l’unité et de la transcendance. En un mot, le monde de Dieu, que celui-ci soit compris comme totalement impersonnel et même non-duel comme le Brahman du védanta de Shankara, ou bien comme personnel et extérieur à la manière monothéiste classique. Dans le christianisme évangélique, l’esprit est, en l’homme, ce « lieu de transparence » où l’homme communie à Dieu, et ainsi se spiritualise, se divinise. Et il est ce même lieu où, simultanément et dans le même geste, Dieu s’incarne, s’humanise et s’actualise.
Voici pour l’âme et l’esprit. Mais « le corps », direz-vous ? La nature du corps évangélique est plus subtile, mais disons que, pour notre propos d’aujourd’hui, il suffira de l’assimiler à notre « corps physique » qui est comme notre interface avec le monde matériel, le monde des choses. Dans la perspective chrétienne le corps et l’âme ainsi entendus constituent ici-bas une « uni-totalité » indivisible. Pas de corps vivant sans âme, pas d’âme sans corps qui la manifeste. Une dernière précision importante pour la suite : le vocabulaire néotestamentaire désigne cette uni-totalité « corps-âme » par le mot « chair ». Ce mot ne désigne donc pas le corps saisi dans sa matérialité, non plus, et encore moins, dans sa trivialité et ses bas instincts, ainsi qu’une pastorale mensongère l’a enseigné pendant des siècles. Ce mot désigne l’homme biopsychique, l’homme vivant dans le déploiement des ses facultés naturelles des plus instinctives aux plus raisonnables.
Mais de considérer l’anthropologie ternaire du premier christianisme dans sa seule structure comme nous venons de le faire ne suffit pas à en saisir le génie. En fait la fréquentation et la méditation assidue de cette anthropologie m’ont montré qu’elle se caractérise par trois traits fondamentaux que j’aime à appeler ses « Trois fils d’or ». Quels sont-ils ? Eh bien, le premier n’est autre que la « ternarité structurale » dont nous venons d’avoir un premier aperçu.
Le second est celui que j’appelle la valeur ontologique de la « seconde naissance ». Je veux dire ceci. Dans l’anthropologie en question l’homme vient naturellement au monde, à l’instant de sa naissance biologique, dotés d’un corps et d’une âme « actuels », « réels » c’est-à-dire déjà existants, déjà en actes, ainsi qu’il est aisé de le constater. Mais, selon l’anthropologie ternaire chrétienne , tel n’est pas le cas de l’esprit humain qui, lui, n’est ni réel, ni actuel au sens précédent, mais seulement « potentiel », seulement « virtuel ». Ainsi, dans cette perspective, la première naissance ne confère à l’homme qu’une humanité incomplète. Sur le plan ontologique, sur le plan de l’essentiel, l’homme naturel, – qui est seulement fait de corps et d’âme à la manière des autres animaux -, cet homme n’est pas un homme vrai : il lui manque sa troisième dimension ontologique, l’esprit. Esprit, dont l’actualisation est strictement nécessaire à sa révélation, à son identification, à sa définition en tant qu’homme. De là le prix sans mesure, inouï et abyssal de la seconde naissance qui, comme moment de cette actualisation ontologique, s’avère aussi nécessaire à l’apparition et à la définition de l’homme que la métamorphose de la chenille est nécessaire à l’envol du papillon.
Quant au « troisième fil d’or », il n’est autre qu’une compréhension particulière de l’immortalité. Selon cette compréhension l’âme humaine n’est pas immortelle par nature, par essence, mais seulement de manière conditionnelle, on dira encore optionnelle puisque dépendante d’un choix qui revient à l’homme. Dit autrement : dans cette perspective, l’immortalité n’est pas imposée à l’homme, – que ce soit par sa nature, ou par Dieu -, elle lui est seulement proposée. Elle le laisse libre de tout, notamment de refuser l’éternité. Telles sont donc les quelques indications concernant les fondements de l’anthropologie chrétienne originelle que je désirais rappeler.
Illustrons maintenant rapidement, mais ce sera trop rapide bien sûr, la manière dont cette anthropologie, considérée dans ses trois fondamentaux, se dit dans le Nouveau Testament et chez quelques premiers Pères de l’Eglise. J’illustrerai ces fondements pris dans l’ordre précédent et sans aucun commentaire autre que ce rappel : dans les citations ci-dessous, le mot « chair » désignant, comme nous venons de le dire, le binôme « corps-âme », il s’en suit que l’opposition « chair-esprit » est un précieux marqueur de l’anthropologie ternaire, seule anthropologie d’ailleurs où cette opposition trouve son sens véritable.
Choisis parmi plus de cinquante citations néotestamentaires possibles qui réfèrent directement à la structure ternaire, voici trois passages emblématiques. Tout d’abord la grandiose finale de la Première Lettre aux Thessaloniciens de saint Paul : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23). Puis deux paroles célèbres de Jésus-Christ lui-même : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3, 6). Ou encore que : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63).
Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et aussi décisives que le Jugement dernier. Mais comment donc les premiers Pères évoquaient-ils la composition ternaire de l’homme ? Ecoutons. De l’Apologie d’Aristide, adressée vers 158 à l’empereur Adrien, voici ce passage remarquable, qui précise en plus de quoi le corps est fait : « Comme tu le concéderas toi aussi, Ô roi, l’homme (en son corps) est composé de quatre éléments d’une part et, de l’autre, d’une âme et d’un esprit (…) Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme » (7,1). Vous avez bien entendu : « Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme ». De saint Justin Martyr fondateur de la première école de philosophie chrétienne à Rome, dans son traité De Résurrectione qui date des années 160 : « Le corps est donc la maison de l’âme, comme l’âme elle-même est la maison de l’esprit, ce sont ces trois-là qui seront sauvés ». De saint Irénée, dans son célèbre traité Contre les Hérésies qui date de 180 environ : « Que nous soyons un corps tiré de la terre et une âme qui reçoit de Dieu son esprit, tout homme quel qu’il soit le confessera » (V 6, 1).
Quant au « second fil d’or », celui de la valeur ontologique de la seconde naissance, je me limiterai à rappeler deux choses qui témoignent suffisamment de la portée décisive de cet enfantement dans le Nouveau Testament. La première est que dans l’évangile de saint Jean, le plus spirituel, le plus intérieur des quatre, le premier enseignement donné par Jésus-Christ porte sur la nouvelle naissance. Cet enseignement donné la nuit à Nicodème commence par ces mots extraordinaires que vous connaissez certainement : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau ». (Jn 3,3-7). Le second fait est celui-ci : saint Paul dans ses épitres n’a de cesse de mettre en scène la seconde naissance. Cependant sans jamais la nommer ainsi. Il préfère la signifier, soit à l’aide de notions susceptibles de recevoir le même sens, – telles celles de « conversion », de « renouvellement », de « transformation », de « transfiguration », de «métamorphose », soit en la désignant par les termes qu’elle met en relation : homme charnel et homme spirituel, extérieur et intérieur, ancien et nouveau, esclave et libre. Voici un exemple du premier registre : « Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12, 2). C’est précisément de metanoïa, – c’est-à-dire de la transformation de la connaissance provoquée par la nouvelle naissance -, dont il est ici question. Un exemple du second registre est celui-ci qui est remarquable tant il impose l’idée de métamorphose : « C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Au contraire, même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16).
Deux exemples patristiques. Le premier est tiré de la lettre aux romains de saint Ignace d’Antioche : « Mon enfantement approche. De grâce mes frères, ne m’empêchez pas de vivre, ne complotez pas ma mort. (…) Laissez-moi embrasser la lumière toute pure. Quand j’y aurai réussi, je serai un homme » (Rm 6,1-2). L’enfantement en question est bien sûr le second. Seul celui-là, Ignace le dit explicitement, fera de lui un homme, un vrai. J’emprunte le second exemple à saint Irénée qui appelle ici la naissance biologique « naissance de mort » ou encore « naissance qui est selon l’homme en ce monde » : « Ou comment l’homme ira-t-il à Dieu si Dieu n’est pas venu à l’homme ? Comment les hommes déposeront-ils la naissance de mort, s’ils ne sont pas régénérés, par le moyen de la foi, dans la naissance nouvelle qui fut donnée contre toute attente par Dieu en signe de salut (…) ? Ou comment recevront-ils de Dieu la filiation adoptive, s’ils demeurent en cette naissance qui est selon l’homme en ce monde ? » (A.H., IV, 33, 4).
Maintenant, suivons un instant le « troisième fil d’or », celui le long duquel l’immortalité néotestamentaire loin de s’avérer naturelle se révèle conditionnelle. Ici je choisis deux exemples parmi plus de cent. Ces deux paroles sont de Jésus-Christ lui-même : « En vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole (…) a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie » (Jn 5.24) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jn 8,47). Vous le voyez bien, aucune de ces paroles ne dit que les hommes sont éternels, qu’ils ne mourront jamais, qu’ils sont naturellement et donc obligatoirement immortels. Bien au contraire, elles disent expressément que seuls ceux qui croient en J.C., qui écoutent sa parole, ont la vie éternelle. Cela est si limpide qu’il est inutile d’insister. Les Pères, bien sûr, disaient la même chose. Certains présentaient même cette grave question de l’immortalité humaine en des termes mémorables. C’est le cas de saint Théophile d’Antioche (125-195), dont les Trois livres à Autolycus (II, 27), proposent le dialogue, – si éloquent et si réjouissant -, que voici : « Mais on nous dira : mourir n’était-il pas dans la nature de l’homme ? Pas du tout ! Etait-il donc immortel ? Nous ne disons pas cela non plus. On va répliquer : il n’était donc rien du tout ? Ce n’est pas non plus ce que nous supposons. Voilà : par nature l’homme n’est pas plus mortel qu’immortel. S’il avait été créé dès le principe immortel, il eut été créé Dieu. D’autre part, s’il avait été créé mortel, il eut semblé que Dieu fut la cause de sa mort. Ce n’est donc, ni mortel qu’il a été créé, ni immortel, mais capable des deux ».
Difficile d’être plus clair n’est-ce pas ?
Mais avant d’interroger l’individuation de C.G. Jung à la lumière de l’anthropologie que nous venons de survoler, et pour que cette interrogation soit perspicace, je désire compléter ce survol par quelques brefs commentaires. Quelques penseurs ont été tentés de mettre en rapport la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit » avec la fameuse tripartition sociale de Georges Dumézil « Oratores, Bellatores, Laboratores ». L’idée est très discutable, notamment en ce que la première est universelle, totalement transculturelle, alors que la seconde ne concernerait au mieux que les civilisations indo-européennes. Mais si la première est universelle, cela ne l’empêche pas pour autant de se présenter sous des modalités pouvant être très sensiblement différentes. Particularité qui nous intéresse ici au plus haut point, puisqu’au début de notre ère, autour de la mer Méditerranée, il convient de distinguer soigneusement deux paradigmes « corps, âme, esprit ». L’un que je qualifierai de grec et l’autre de biblique.
Le paradigme grec se déploie sur la base d’une césure ontologique qui place, d’un coté, l’unité « corps » et, de l’autre, le binôme « âme, esprit ». D’un coté, le « monde visible » celui de la matière, du corps, des objets, du temps et de la mort. De l’autre, le « monde invisible » de l’âme et de l’esprit, de l’intemporel et de l’immortel. Dans cette perspective, la seconde naissance est un processus de séparation, d’arrachement même. Il s’agit de libérer « l’âme-esprit » du « corps » dans lequel elle est malencontreusement emprisonnée. De ce point de vue, initialement « corps, âme, esprit », l’homme éveillé n’est plus que : « âme, esprit ». Ce paradigme tend à considérer l’âme comme immortelle par nature.
Le ternaire biblique et chrétien « corps, âme, esprit » se présente pour sa part sous un jour très différent. La césure ontologique n’oppose plus maintenant le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel, mais « le créé » et « l’Incréé ». Elle place, d’un coté, le binôme naturel indissociable « corps et âme » (la « chair » du NT) qui est une entité créée et, de l’autre coté, « l’esprit » qui, lui, est une réalité incréée. Soit, d’un coté le monde du mortel et du corruptible, de l’autre celui de l’immortalité et de l’incorruptibilité. D’un même coté, la créature en son uni-totalité « corps et âme » où il n’y a rien d’incréé. De l’autre, le Créateur totalement incréé. Dans la présente perspective, le salut n’est plus processus de dématérialisation, de séparation mais, bien au contraire, un processus d’union, de spiritualisation, d’accomplissement. Ce dernier affecte et transfigure cette fois, non seulement l’âme, mais aussi le corps. Le chemin n’est donc plus tant un chemin de dématérialisation de l’âme que de spiritualisation du corps (et donc de l’âme, ces deux n’étant qu’un). Initialement et partiellement « corps et âme », l’homme a à devenir finalement et totalement « corps, âme, esprit ». Initialement virtuel, seulement potentiel, et donc inexistant, l’esprit a à être réalisé, à être mis en actes, à être mis au monde. Il a à exister. Initialement mortels, l’âme et le corps ont à devenir, si l’âme le veut, immortels. Ce sont là des choses que nous avons déjà vues et bien comprises.
A propos de l’esprit, nous avons pu dire qu’à la manière du corps et de l’âme, il est « ouverture ». C’est dire qu’il est une voie de connaissance, une voie d’accès au réel, je veux dire ici « un chemin d’expérience ». Je me permets d’insister sur le mot « expérience ». Le corps permet d’expérimenter électivement le monde dans sa modalité physique, l’âme électivement dans sa modalité psychique et totalement dans sa modalité naturelle physico-psychique, l’esprit électivement dans sa modalité spirituelle et totalement dans son plénitude « corps, âme, esprit » c’est-à-dire dans sa réalité complète et vraie. Comprenons bien : l’esprit est ici vécu, conçu, comme seul accès à la réalité totalement déployée. D’où la perplexité de maîtres philosophes, comme Zundel ou Berdiaev, à l’égard de ceux qui n’approchent, n’interrogent et n’authentifient la réalité que sur un mode cérébral, psychique. A leurs yeux, c’est en effet faire preuve là d’un provincialisme épistémologique insoutenable. Nous avons, d’autre part, dans cette notion d’esprit considéré comme « chemin d’expérience » la clé de remarques mémorables comme celle d’Henri Bosco disant : « Ce que je pense de Dieu, c’est qu’ayant le sens du thambos (entendons du mystère), j’éprouve Dieu et cela me suffit » (Lettre à Jean Lambert, p ; 197). Ou encore celle de Jung répondant à un journaliste à propos de la croyance en Dieu : « Je n’ai pas besoin de croire, je sais » (in : Jung parle, 1985, p. 334), réponse qu’il commente dans nombre de ses lettres datant des années cinquante (cf. Le divin dans l’homme, p. 138 et al.)
Une ou deux précisions de vocabulaire trouvent ici leur importance. Vous avez tout d’abord remarqué que la conception ternaire de « l’âme » est comparable à la « psyche » jungienne, mais pas à « l’âme », à « l’anima » jungienne. Vous êtes tous connaisseurs de Jung, je n’insiste pas. Mais il faut savoir aussi que la notion de « personne » a généralement chez les penseurs ternaires une acception précise : elle désigne l’homme d’après la métamorphose spirituelle, ou plus exactement en cours de métamorphose, le terme « d’individu » désignant alors l’homme d’avant, l’homme naturel, tel qu’il sort des cuisses de sa mère et de celles de la société, de celles du « gros animal » comme disait Simone Weil reprenant Platon. Par où la personne de l’anthropologie ternaire, être spirituel et total, n’est pas assimilable à la « personne –persona » de la psychologie de Jung.
Un autre point capital est celui-ci. Dans le chapitre trois de la Genèse Dieu se propose de faire l’homme « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1,26), mais il ne le créé qu’à « son image » (Gn 1,27), c’est-à-dire lesté d’un esprit seulement potentiel. La tâche consistant à devenir semblable à Dieu, donc à actualiser son esprit, donc à spiritualiser son être, revient à l’homme. Cette tâche est déjà inscrite dans la Genèse même : elle n’est autre pour l’homme que celle de sa « seconde naissance », autre que celle de sa « déification ». Identité qui permet de bien comprendre la seconde naissance : elle est un processus continu, infini, un processus qui commence mais ne finit pas. Par cette naissance, et en elle, simultanément et indissociablement : « l’homme nait à lui-même » (à son être total, seul immortel et seul réel), « Dieu naît en l’homme » et « l’homme naît en Dieu». Il devient « fils de Dieu ». Et comprenons bien : il ne s’agit pas là pour le premier christianisme d’un thème symbolique, d’un symbole, mais d’une réalité aussi concrète que les métamorphoses qui d’un têtard font une grenouille ou une salamandre, d’une chenille un papillon, il s’agit d’une réalité aussi concrète que les germinations qui font d’une amande un amandier, d’un gland un chêne, d’un pignon un pin. Quant à l’observation, à la constatation de la déification elle demeure soumise sans échappatoire à la grande loi gnoséologique : « Seul le semblable connaît le semblable ». Rappelons enfin que dans un stade avancé, la déification, la « pneumatisation » affecte non seulement l’âme, mais aussi le corps. D’où l’acquisition par celui-ci des mêmes qualités que celles témoignées par le corps du Christ lors de sa Transfiguration ou après sa Résurrection. Tel est donc le réalisme de l’anthropologie ternaire et de la déification du premier christianisme.
Il faut garder présent à l’esprit que l’importance suressentielle de la seconde naissance, de la déification, a été bien perçue dès l’origine, comme en témoigne l’adage fondateur : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». Adage transparent comme le cristal, aussi précieux que le diamant, adage primitivement formulé par saint Irénée (135-202) sous la forme : « Car c’est là le motif pour lequel le Verbe de Dieu s’est fait homme, le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme (…) devienne fils de Dieu. » (Contre les hérésies, III 19, 1). C’est-à-dire : pour que l’homme participe à la nature divine, pour que l’homme devienne par grâce, ce que Dieu est par nature, comme le précisera admirablement Maxime le Confesseur (580-662). Cet adage a été scruté par la suite, au fil des premiers siècles, notamment : par saint Clément d’Alexandrie (140-220), par saint Athanase d’Alexandrie (295-373), par saint Hilaire de Poitiers (315-367), par saint Grégoire de Naziance (330-390), par saint Augustin d’Hippone (354-430). Et je ne les connais pas tous.
Je voudrais encore apporter deux précisions. La première est que ce processus de déification est conçu comme une proposition venant d’un Dieu bon, d’un Dieu qui est amour, seulement amour et qui par suite laisse l’homme totalement libre de refuser la participation, l’union, la communion qu’il lui propose. Le Dieu dont il est ici question est un Dieu totalement, parfaitement, absolument, éternellement innocent du Mal. Entendons du Mal existant. Il serait tout au plus responsable du Mal potentiel. Sur cette question de l’innocence de Dieu, je vous renvoie aux écrits de Berdiaev et de Zundel, ainsi qu’à ceux d’Olivier Clément qui nous révèle que cette innocence est l’un des secrets les mieux gardés du premier christianisme. Dans cette compréhension, Dieu, bien sûr, n’est pas le Créateur du monde actuel. Celui-ci est dénaturé, abimé, défiguré par la Chute. Ainsi que le rappelait si pertinemment Blaise Pascal le monde que nous connaissons « n’est pas en l’état de sa création ». Dieu, par contre, est l’initiateur du processus de déification. Celui-ci est donc par essence un processus bon, excellent jusque dans sa trame la plus fine. D’où d’ailleurs cette présentation simple et pertinente de l’opposition du Bien et du Mal : est bon tout ce qui facilite la seconde naissance de l’homme (et par suite l’avènement de la Création entière), est mauvais tout ce qui l’entrave et la contrarie.
Il convient enfin de rappeler ceci. A savoir que cette naissance est de soi un processus d’éveil, entendons un processus de dépassement du mental, de dépassement des mots, des affects et des images, donc un processus fondamentalement « apophatique ». Je dirais un « chemin de silence » et « d’écoute intérieure ». Cela est très clair dès les premiers Pères du Désert, donc dès le IIIe siècle, dès saint Jean Cassien (360-435) père du monachisme occidental, et dès le Pseudo-Denys l’Aréopagite (fin Ve) dont les œuvres illumineront toute la mystique médiévale et en particulier la mystique rhéno-flamande, dont celle de Maître Eckhart en tout premier lieu.
II – Les deux visages de l’individuation selon C.G. Jung :
Luigi Aurigemma, en fin de l’excellent chapitre « Jung et la métaphysique » que je lis dans son livre non moins excellent : « L’éveil de la conscience » (L’Herne, 2009), nous apprend que Jung aurait, en fin de sa vie, confié à M.L. Von Franz avoir obéi aux forces qui le poussèrent à vouloir garder enfermé « l’oiseau d’Or dans une cage de bois » (p. 86). Cette image est magnifique qui avoue qu’une part de son être s’est effectivement efforcée de maintenir une séparation catégorique entre la psyche, le psychisme connaissant et la substance à connaître, qu’il nomme aussi, à la manière de Kant la « Chose en soi », la Réalité ultime des objets perçus, conçus ou imaginés. Aurigemma rapporte aussi ce jugement abrupt de Jung, en date de 1939, dont le poids ne saurait être sous estimé : « …l’homme n’a qu’à comprendre qu’il est enfermé dans sa psyché et pas même dans la démence, il ne pourra en passer les frontières » (p. 59). Vous l’avez compris, ces propos sont ceux d’un homme qui se vit comme prisonnier d’une anthropologie dualiste ou binaire. Aussi ceux de celui qui fit le choix de refuser d’en sortir, de celui qui fit le choix, comme il le dit lui-même, d’empêcher « l’Oiseau d’or » de s’envoler hors de sa cage de bois. Dit encore autrement : qui fit le choix de se tenir à distance des portes ouvrant sur l’anthropologie ternaire que nous connaissons. Mais, Dieu soit loué ! Tous ceux qui connaissent bien C.G. Jung savent que l’immense psychiatre suisse n’était pas cet homme-là. Du moins pas seulement. Car toute son œuvre, notamment dans son autobiographie et ses lettres, témoigne qu’il fut un homme d’une sensibilité spirituelle exceptionnelle. Mieux même : un homme qui faisait grand cas des connaissances lui venant de son expérience des frontières profondes où la psyché devenue « psychoïde » n’est plus seulement âme, mais déjà esprit.
Car il y avait en Jung deux personnalités. Dans son autobiographie, écrite en fin de sa vie, il les numérota d’ailleurs lui-même : 1 et 2. « Au fond, je savais que j’étais toujours deux » écrira-t-il dans l’un des passages les plus révélateur de Ma Vie (p. 65). Passage où il note en définitive : « le jeu alterné des personnalités numéro 1 et numéro 2 aura persisté tout au long de ma vie » (ibid., p. 66). Au fil de ce passage il présente le n°1 comme « fils de ses parents, celui qui va au collège », celui qui se compare aux autres. Du n°2, il dit qu’à l’opposé « il est loin des humains », qu’il est en contact avec « tout ce que Dieu désigne en lui », qu’il est en osmose avec la nature qui révèle « l’essence de Dieu ». Il dit encore de celui-là qu’il « connaissait Dieu », qu’il vivait là « où rien ne sépare l’homme de Dieu ». Il l’appelle « l’homme intérieur », et affirme que dans sa vie c’est lui qui a joué « le rôle principal » (ibid., pp. 65-66).
Le premier engendrera le psychiatre lié par sa persona professionnelle de psychologue cartésien, rationnel et scientifique. Du second naîtra le chercheur de vérité accueillant à son anima et par suite ouvert à la totalité de sa psyché où il aperçoit l’empreinte de l’Imago Dei. Le premier affirmera qu’il ne saurait parler que de représentations mentales, le second laissera filtrer que l’important est ailleurs et que de cet important il a l’expérience. Une expérience au vrai de l’indicible mais dont il n’hésitera pas à révéler maints aspects. Tel était Jung, ce qui donne à sa vie une dimension tragique, mais permet aussi de comprendre que coexistent dans son œuvre, je dirais deux lectures de l’individuation et du soleil qui en constitue le terme. Une lecture « psychique et close » dont je voudrais donner un bref aperçu dans un premier temps. Une « spirituelle et ouverte » que je caractériserai dans un second temps. Dans un troisième et ultime nous accorderons quelques instant à interroger « l’expérience de Dieu » qui fut celle de Jung tout en essayant d’évaluer combien elle conditionna sa compréhension du Soi et combien elle s’avère en définitive différente de l’expérience propre aux spirituels et mystiques vivant à la lumière de l’anthropologie ternaire propre au premier christianisme.
1 – La lecture psychologique ou lecture close :
Lorsqu’il a pour souci de ménager la communauté scientifique et de n’en être pas exclu, à moins que ce soit aussi pour se rassurer, Jung sait donner du Soi et de l’individuation qui y mène des définitions qui en éclairent certains aspects du plus grand intérêt mais ceci tout en prenant grand soin de rester métaphysiquement, nous pourrions dire aussi spirituellement, neutres. Permettez-moi d’en donner quelques exemples. Je lis dans Types psychologiques, qui date de 1920, au sujet de l’individuation : « Généralement parlant, c’est le processus de formation et de particularisation de l’individu ; plus spécialement de l’individu psychologique comme distinct de l’ensemble de la psyché collective. L’individuation est donc un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle. Cette individuation est une nécessité naturelle (… ) » (1968, p.450).
Dans Dialectique du moi et de l’inconscient, paru en 1933, ouvrage-clé pour notre sujet, nous pouvons lire : « La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, de notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot « d’individuation » par « réalisation de soi-même », « réalisation de son Soi » (1964, p.111). Un peu plus loin Jung écrit : « L’individuation n’a d’autre but que de libérer le Soi d’une part des fausses enveloppes de la persona, et d’autre part de la force suggestives des images inconscientes » (1964, p.113). Donc un processus psychanalytique de différenciation. Quant au Soi lui-même que Jung présente à l’occasion comme « le centre de la personnalité » (p. 243), que l’on soit rassuré, l’auteur en dit lui-même qu’il « n’est qu’un concept psychologique », une « construction » mentale exprimant la totalité inconnaissable de nous-mêmes (p. 243). Et quelques pages plus loin il a même cet aveu : « Tout bien pesé, je ne doute pas qu’il s’agisse encore d’une image » donc d’une représentation, d’un contenu psychique.
Rien donc, dans de telles approches qui puissent inquiéter les psychologues les plus réfractaires aux digressions métaphysiques, théologiques, transcendantales, ou spirituelles. D’autant que l’éminent psychiatre donne dans le même ouvrage cette précision pour nous capitale, savoir qu’avec l’individuation « il ne s’agit ni d’une déification de l’homme, ni d’un abaissement de Dieu » (p. 243). Quant au Christ, que les palais les plus délicats se rassurent, à la question, qui se pose à la psychologie moderne, de savoir si « le Soi est un symbole du Christ ou le Christ un symbole du Soi ?» le Maître suisse répond en 1951 dans Aïon (1976, p. 82) avoir fait le choix du second terme de l’alternative, ceci sur la base « de constatations scientifiques » (p. 82). Qu’on le veuille où non (nolens, volens pour reprendre une expression chère à Jung) l’effet premier d’un choix aussi fortement argumenté est d’inciter l’interlocuteur à ramener le Christ dans la demeure psychique dont il n’y avait sans doute pas lieu de le sortir.
Cette première lecture psychologique que nous venons d’esquisser brièvement est donc celle de « Jung 1 ». Or « Jung 2 » exprima sur le même sujet des idées radicalement différentes et, en apparence du moins, bien difficilement conciliables avec celles de « Jung 1 » que nous venons de recenser. Donnons quelques exemples de cette seconde lecture.
2 – La lecture ouverte ou spirituelle :
Dans le chapitre précédent qui présentait l’anthropologie ternaire du christianisme originel, deux aspects de la déification, et de la seconde naissance qui l’inaugure, ont été clairement mis en valeur. Tout d’abord la mesure réaliste, concrète, actuelle et ontologique du processus. Il s’agit d’une métamorphose essentielle, qui modifie effectivement l’être en profondeur, métamorphose par laquelle, pour reprendre le vocabulaire de saint Paul l’homme se dépouille progressivement de l’homme ancien, extérieur, psychique, partiel, éphémère, esclave qu’il n’est pas pour devenir enfin l’homme nouveau, intérieur, spirituel, entier, éternel et libre, pour devenir l’homme qu’il est réellement et profondément, pour devenir enfin l’imago humano-divin ou théandrique qu’il est appelé à être de toute éternité. Le deuxième aspect est le fait que la possibilité de ce devenir, de ce dépassement de la nature est inscrite dans la nature même de l’homme. Nous avons bien compris cela.
Or, on croise chez Jung maintes affirmations qui disent la même chose, mais sous une forme permettant d’en entendre une autre plus platement psychologique et par là même « scientifiquement correcte ». Ainsi dans Types psychologiques (p. 450) Jung présente benoitement l’individuation comme « une nécessité naturelle », comme « formation de l’originalité qui est donnée a priori dans la disposition du sujet ». Plus tard, dans Dialectique du moi et de l’inconscient, le Maître suisse désigne toujours l’individuation comme un devenir par lequel l’homme « accomplit simplement sa nature d’être » (p. 113), et un peu plus loin comme une libération de l’état où l’on est « contraint à vivre comme la personne que l’on est précisément pas » (p. 221). Tout en ajoutant que cette libération ne peut survenir que si l’on agit en conformité avec sa « vraie nature » (p. 221). Or il est bien évident que cette vraie nature, qui est celle de la personne ultime, n’est pas ici précisée. On peut l’entendre comme transcendante, spirituelle et ternaire ou comme naturelle, psychique et binaire.
Mais le plus fréquent est que le vocabulaire, les symboles ou les références explicites et implicites des propos de Jung 2 ne laissent pas d’autres issues que de concevoir l’individuation comme un processus mystique de déification, un processus de participation à la nature divine. Ainsi, par exemple, lorsqu’il écrit, toujours dans Dialectique du moi… : « Remarquons pour finir que l’individuation se confond en même temps avec l’idéal chrétien originel du Royaume des Cieux qui est en nous » (ibid., p. 222). Ou encore : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’il est Dieu en nous » (ibid., p. 243). Ainsi encore lorsqu’il répond à l’un de ses correspondant que : « L’individuation, c’est la vie en Dieu » (cf. Auri., p. 82) et de même lorsqu’il affirme dans Ma Vie (p. 450) que l’âme doit posséder une « correspondance avec l’essence divine » et que celle-ci est « l’archétype de l’image de Dieu ».
Ainsi de même, lorsque dans son Commentaire su le Mystère de la Fleur d’Or, qui date de 1929, il esquisse une condition du Soi où celui-ci est délivré de la mort, où il est immortel (cf. Auri., pp. 49 -51), thème qu’il reprend peu après dans Dialectique du moi … (p. 146). Ainsi encore, lorsqu’il n’hésite pas à écrire que l’individuation est « un processus mystique » (ibid., p.39) et aussi : « un processus initiatique » (ibid., p.35). Que dire enfin de ce passage remarquable du Commentaire psychologique sur le Bardo Thödol écrit peu après le voyage en Inde de 1935, où Jung 2 prend l’exact contrepied de Jung 1 en écrivant de la psyché « qu’elle prononce des affirmations métaphysiques en vertu de sa divine force créatrice innée » et en martelant : « Elle n’est pas la condition de la réalité métaphysique, elle est cette réalité même » (cf. Auri., p. 139). Propos pour le moins catégorique et décisif.
Notons enfin, dans la même perspective, que la grande admiration dont Jung témoigna à partir de 1920 à l’égard de Maître Eckhart est très significative. Celui-ci, en effet, soutenait l’existence en l’âme d’une part d’Incréée et d’Incréable, et n’avait cessé de scruter tout au long de son œuvre la dimension de l’esprit, la seconde naissance et le processus de déification tels que les comprenait le premier christianisme. Il est d’ailleurs curieux de constater que Jung attribuait à Eckhart le mérite d’avoir mis ces thèmes au centre de la révélation chrétienne, ce qui est une erreur de taille, puisqu’ils y sont depuis l’écriture des évangiles. Lorsqu’il écrit, d’autre part, en 1958, à l’un de ses correspondants qu’Eckhart est en Occident « l’un des premiers à faire jouer au Soi un rôle important » (C.G. Jung, Le divin dans l’homme, 1999, p. 216), il nous met dans l’obligation de croire qu’il a totalement oublié les lettres de saint Paul qu’il connaissait pourtant parfaitement !
3 – La question de « l’expérience spirituelle » :
Nous nous souvenons de la réflexion comminatoire citée plus haut et prononcée par Jung 1 : « « …l’homme n’a qu’à comprendre qu’il est enfermé dans sa psyché et, pas même dans la démence, il ne pourra en passer les frontières ». Autrement dit, l’homme est enfermé dans sa prison corps et âme et il n’aurait d’autre accès au réel que par leur médiation, médiation par nature corporelle et mentale, physique et psychologique. Mais Jung 2 sait de source sûre qu’il connaît le réel par une troisième voie, celle qu’ouvre en l’âme cette « correspondance avec l’essence divine » que nous venons de signaler, cette correspondance qui fait de la psyché « une réalité métaphysique » ainsi qu’il nous l’a dit. Cette troisième voie est dans notre vocabulaire celle de « l’esprit ». De la connaissance qu’il recueille par ce canal Jung dit qu’elle est « immédiate » – dans Ma Vie il parle de la sorte du « Dieu vivant, immédiat » (p. 60) -, il dit « qu’il en a fait l’expérience ». Cette référence à « l’expérience spirituelle », qu’il nomme en d’autres endroits, à la suite de William James, « expérience religieuse » est très fréquente chez Jung. Le voici qui au début de son autobiographie écrit à propos de son père pasteur : « J’avais fait l’expérience de ce que mon père n’avait pas saisi » (p. 60) et encore : « …il se pourrait bien que Dieu fût quelque chose de terrible. C’était un secret dont j’avais fait l’expérience …» (id.). Plus loin il reproche encore à son père son manque « d’expérience » (p. 117) et on sent bien que c’est un même reproche qu’il adresse à saint Thomas d’Aquin et à son intellectualisme « plus dépourvu de vie qu’un désert de sable » (p. 90). A l’époque où il terminait la rédaction des premiers chapitres de Ma Vie, en 1958, trois ans avant sa mort, Jung écrivait à l’un de ses correspondants qu’il « n’y pas davantage de doute sur l’existence de Dieu que sur celle de la matière ». Et d’ajouter : « Qu’il existe un monde au-delà, c’est une réalité, un fait d’expérience. Mais nous ne le comprenons pas » (in : Le divin en l’homme, op. cit., p. 133). Inutile d’illustrer plus complètement cet argument de l’expérience. La manière dont Jung l’invoque et le valorise suffit amplement à montrer qu’à la façon de Maurice Zundel ou de Nicolas Berdiaev qui furent ses contemporains Jung vivait et comprenait l’homme et le monde suivant un paradigme ternaire.
Celui-ci, toutefois s’avère très sensiblement différent du paradigme anthropologique ternaire du premier christianisme. Il suffit pour en prendre acte d’en référer non plus au fait de l’expérience spirituelle de Jung, mais à son contenu. Car le grand psychiatre zurichois n’est pas sans nous en parler. Deux aspects au moins sont ici extrêmement importants, mais je ne pourrai que les effleurer : le premier tient au vécu de la liberté, l’autre à la question du Mal et de l’innocence divine.
Zundel qui est l’un des meilleurs connaisseurs et commentateurs contemporains de l’anthropologie ternaire chrétienne distingue deux libertés. La « liberté d’avant », entendons d’avant la seconde naissance, qui est une liberté que nous connaissons tous, qui est la liberté de choisir entre le vélo ou la voiture, la carte ou le menu, la vanille ou le chocolat, aussi bien qu’entre le rejet ou l’acceptation de la vie éternelle, c’est à-dire le refus ou l’acceptation de naître de nouveau. Liberté au reste imposée, car nous ne sommes pas libres de cette liberté-là. Et la « liberté d’après », qui est la liberté d’après la seconde naissance, liberté totale, liberté libre, non imposée car nous sommes libres de la refuser. C’est de cette liberté-là dont parlent les Ecritures, par exemple Jésus-Christ lorsqu’il dit : « la liberté vous rendra libres » (Jn 8, 32) ou saint Paul lorsqu’il évoque « la liberté des enfants de Dieu » (Rm 8, 21). Et cette liberté-là, certainement, est tout sauf un vain mot. Elle est liberté d’un envol, celle du papillon qui se libère du carcan de sa chrysalide. Tous les spirituels sur le chemin de leur naissance à eux-mêmes et à Dieu, la connaissent bien, elle les fait exulter de joie. Cette liberté est l’un de premiers et plus beaux fruits de l’expérience spirituelle authentique. Elle en est d’ailleurs, avec la joie qui l’accompagne, l’un des marqueurs les plus révélateurs.
Or donc, Jung retire-t-il de son expérience de l’individuation, de son expérience du Soi – qui dit-il est « Dieu en nous » -, retire-t-il donc de son « expérience de Dieu », un sentiment de liberté qui soit en quelques points comparables à celui que nous venons d’évoquer ? J’ai étudié attentivement cette question. Or il m’a fallu conclure sans hésitation par la négative. Plus même, nombre de confidences de Jung donnent à penser que son expérience de l’individuation est au contraire une expérience de confrontation avec une puissance supérieure, avec un destin fatal qui l’enchaine, l’accable, le subjugue. En bref, une expérience non de liberté, mais de perte de liberté.
Témoins ces quelques passages écrits par Jung en fin de sa vie en un temps où l’on est en droit de penser qu’il a conduit son individuation aussi loin qu’un homme de sa trempe a pu le faire. Ce qu’il laisse d’ailleurs entendre avec quelque complaisance lui qui commence sa biographie en écrivant : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation » (p. 19) et la termine en affirmant que ce qui le différencie des autres hommes c’est qu’en lui « les cloisons sont transparentes » (p. 404). Les deux premiers passages sont extraits de Ma vie, les suivants de sa correspondance. Tout d’abord cet aveu étonnant : « Tous mes écrits sont (…) des tâches qui me furent imposés de l’intérieur » (p. 258). Puis cette notation : « Mais comme personnalité créatrice (donc individuée) on est livré, on n’est pas libre, on est enchainé et poussé par le démon intérieur » (p. 406). Le 5 décembre 1959 Jung écrit une lettre que nous avons déjà citée et qui mériterait d’être ici analysée en totalité. Il y dit que Dieu est « le pouvoir du destin », « un nom qui convient à toutes les émotions qui subjuguent ma volonté consciente et usurpent le contrôle que j’exerce sur moi-même » (Le divin dans l’homme, op. cit., p. 139). Le 16 novembre de la même année, il écrivait à un autre correspondant que pour lui l’expérience de Dieu est celle de « sa propre volonté contre une volonté autre », confrontation qui engendre souvent des conséquences « apparemment désastreuses » (ibid., p. 137).
Dans une autre lettre, de 1949, il note que « l’individuation est autant un destin fatal qu’un accomplissement » (p. 194). Que dire enfin de cette affirmation extraordinairement révélatrice que j’extrais de Dialectique du moi… : « Le Moi qui a poursuivi son individuation, le Moi individué, se ressent comme l’objet d’un sujet inconnu qui l’englobe. » (p. 247) ? Que dire ? Que dire, si ce n’est que cette présentation de l’individuation comme un processus de perte de liberté, comme étant un devenir menant à un vécu d’objet, n’est en rien conforme à la compréhension et au vécu de la déification chrétienne telle qu’elle a été éprouvée et enseignée depuis saint Irénée, en passant par Maître Eckhart jusqu’à Zundel, Berdiaev et Olivier Clément de nos jours. On en jugera par exemple au simple fait que ces grands spirituels, Zundel notamment, comprennent la déification comme un processus non pas d’objectivation mais de subjectivisation, un devenir par lequel l’homme passe précisément de la condition d’objet – objet de son hérédité, de son inconscient, de son milieu,…- à la condition de sujet, c’est-à-dire d’homme libre. Et aux yeux de la Tradition ancienne comme du christianisme intérieur moderne, ce processus n’est en aucun cas un destin, puisque la déification est par essence libre et qu’elle consiste précisément en la libération d’un destin fatalement mortel et autrement inéluctable.
Evoquant cette question de la déification comme mouvement de libération ontologique, souvenons-nous que celle-ci, – comme les Pères du désert, puis le Pseudo Denys, puis tous les autres grands mystiques l’ont expliqué et enseigné -, que cette déification passe nécessairement par le dépassement des mots et des images, par la recherche et l’obtention du plus grand silence intérieur. Autre façon de le dire : par la plus grande pauvreté intérieure. C’est en ce sens que Maître Eckhart a pu présenter « l’homme noble », entendons l’homme spirituel, comme celui « qui ne sait rien, n’a rien, ne veut rien ». L’homme qui est donc libre du passé, du présent, de l’avenir. Cette mise à l’écart de tout contenu psychique va si loin que l’apophatisme chrétien dit au néophyte : « Si dans ton mental le Christ apparait chasse-le ! ». En Orient, nous retrouvons la même exigence à l’endroit du Bouddha. Or, je me trompe peut-être, mais il me paraît que le chemin d’individuation suivi par Jung n’est pas celui-là : aussi bien je le vois tout au long de son avancée occupé à cultiver et valoriser ses images intérieures – symboles, archétypes, mandalas, figures alchimiques,…- ainsi que les mots et concepts qui les scrutent. Ainsi, le moins que l’on puisse dire est que, sous l’angle de « la voie à suivre », l’individuation jungienne et la déification consubstantielle à l’anthropologie ternaire chrétienne se présentent de manières très sensiblement différentes.
Reste maintenant la question de l’origine et de la nature du Mal et donc celle de l’innocence de Dieu. Le sujet est si important et si vaste qu’il ne faudrait pas moins d’un grand livre pour le traiter correctement. Permettez-moi d’aller au cœur du sujet en résumant les choses ainsi. Il est du plus grand intérêt d’écouter ce que Jung dit de Dieu lorsqu’il se réfère précisément aux premières expériences qu’il en eu dans son enfance et sa jeunesse, expériences qui conditionneront toutes les suivantes et par delà toute son appréciation du christianisme. Parmi ces expériences-sources deux sont oniriques et dominent toutes les autres. Il s’agit du « rêve du phallus » dans lequel ce dernier est compris comme un Dieu souterrain, mangeur d’homme et face sombre du Christ. De ce rêve, Jung écrit : « J’en ressentis une peur infernale et m’éveillai suant d’angoisse » (Ma vie, p. 31). Le second rêve est celui de Dieu sur son trône d’or déféquant sur une cathédrale. L’énorme excrément fait éclater les murs. De ce rêve Jung dit qu’il lui a révélé un « secret terrifiant », « une sombre affaire pleine d’angoisses » laquelle jettera « une ombre » sur toute sa vie (ibid., p. 60). Le ton est ainsi donné dès le début et il ne changera pas d’autant que la théologie de l’époque promotionnait plus facilement le Dieu unique et solitaire de l’Ancien Testament, despote imprévisible et cruel, que le Dieu unique et trinitaire révélé par Jésus-Christ, Dieu d’amour et innocent de tout mal. Cette expérience onirique, primordiale et terrifiante de Jung infiltre ouvertement son fameux et regrettable livre Réponse à Job, écrit juste après Aïon, en 1951, où on voit l’auteur s’ingénier à repêcher, on ne sait trop où, l’idée que Yahvé a deux enfants : « Son fils Satan » et « Son fils Jésus » (pp. 43, 47, 60, 76…). Et à présenter la mort du Christ (curieusement mêlée au sacrifice d’Abraham) en ces termes qui laissent sans voix tout chrétien capable de penser : « Qu’est-ce que ce père qui préfère laisser égorger son fils plutôt que de pardonner, avec quelques grandeur d’âme, à ses créatures qui furent mal conseillées et perverties par Satan qui lui appartient ? Qu’est-ce qui doit être démontré par ce sacrifice cruel et archaïque du fils ? » (p. 131).
En bref, on se contentera de souligner qu’à la manière de celles émises par de nombreux intellectuels de son temps, – je pense entre autres à Camus -, la critique que Jung adresse au christianisme manque sa cible puisqu’elle vise un Dieu qui n’est pas Celui de Jésus-Christ, un Dieu qui n’est pas le Père qu’il prie de demeurer en nous. Et si l’individuation prônée par le grand psychiatre zurichois équivaut à devenir transparent à la totalité du Dieu dont il a eu lui-même l’expérience, alors on peut affirmer en toute certitude que l’individuation jungienne et la déification chrétienne ne sont pas du tout la même chose.
En fin de sa vie, Jung avouera à l’un de ses correspondants : « Cette histoire de la privatio boni, je la déteste.. » (Le divin dans l’homme, p. 430). Au vrai, cette « histoire » n’est autre que la réponse chrétienne à la question du Mal et il n’y a pas à l’aimer ou pas, à la détester ou pas, mais il y a à la comprendre. Pourquoi C.G. Jung n’a-t-il pas voulu comprendre ? Telle sera la dernière question devant laquelle je me propose de vous laisser.