La nouvelle naissance et la vocation de l’homme selon Maurice Zundel

Journée Maurice Zundel, AMZ, Maison des Lazaristes, Paris, 13 octobre 2012, par Michel Fromaget

La vocation de l’homme, et la nouvelle naissance qu’exige son accomplissement, telles du moins que les conçoivent le Nouveau Testament et Maurice Zundel, ne reçoivent leur signification véritable que comprises à la lumière d’une anthropologie tripartite, c’est-à-dire d’une conception de l’homme qui distingue de l’humain trois modalités essentielles : le corps, l’âme et l’esprit. Et non seulement de l’homme mais, comme nous le comprendrons bientôt, de l’univers aussi. Au vrai, le lien logique qui attache cette triple partition de l’univers et de l’homme à leur même vocation est si fort que Zundel a pu écrire à leur sujet :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu » (fds G. fm xyz 001017).

Or donc, lorsque le vieux Maître suisse expose, illustre ou explique sa vision ternaire de l’univers et de l’humain, – laquelle est à la clé de sa distinction capitale entre « l’homme-objet » et « l’homme-sujet », « l’homme naturel » et « l’homme spirituel » -, il aime très souvent à le faire sous couvert de la fameuse distinction des « Trois Ordres » de Blaise Pascal. La citation suivante, que j’emprunte à l’ouvrage L’homme passe l’homme (p.185), donne une juste idée du prix que Zundel accordait à cette distinction. Il en dit en effet : « Ces mots sont d’airain et ils ne passeront pas ». Déjà, dans son premier livre, Le Poème de la sainte liturgie, écrit en 1926 sous le nom de frère Benoit, il ne se faisait pas faute d’y référer. Et dans son catéchisme de 1949, A la recherche du Dieu inconnu, titre magnifique, il ira jusqu’à écrire de la conception ternaire : « Tout le christianisme en dépend » (par. 253). C’est donc avec justesse que Claire Lucques affirmera plus tard, dans son excellente Esquisse d’un portrait de Maurice Zundel (1996, p.190), que les Trois Ordres sont véritablement « au centre de son univers spirituel ».

Non seulement cette doctrine des « Trois Ordres », dont la bonne connaissance et la juste compréhension sont nécessaires à celles de la vocation véritable de l’homme, telle que la comprenait Zundel, mais aussi le thème majeur de la « Nouvelle naissance », thème absolument consubstantiel à la même doctrine, et sur lequel, tout au long de son œuvre, l’oblat d’Einsiedeln reviendra inlassablement. Ce que suggère déjà clairement mon modeste et dernier sondage sur ce thème dans l’œuvre de Zundel, sondage qui n’en relève pas moins de 174 occurrences, et pas moins de 85 se référant au fameux enseignement donné par Jésus à Nicodème au chapitre 3 de l’évangile de Jean.

Ainsi vous le voyez : nous consacrer à mieux connaître les « Trois ordres de Pascal » et « la nouvelle naissance » tels que les considérait Zundel est un excellent chemin pour mieux entendre la conception de l’homme et de la vie humaine à laquelle était parvenu ce chrétien qui était un véritable génie. C’est donc à cette tâche que nous allons nous atteler. Nos progresserons en quatre temps.

Tout d’abord un court rappel d’anthropologie néotestamentaire, car elle est l’humus où les anthropologies pascalienne et zundelienne plongent leurs racines et puisent leur sève. Puis une brève présentation des Pensées de Pascal qui exposent le thème des Trois Ordres. Nous examinerons ensuite comment Zundel lui-même utilisait, commentait et illustrait ce thème. Enfin, à la faveur des acquis précédents, nous nous attacherons à mettre en lumière le sens véritable, et à maints égards extraordinaire, que revêtait à ses yeux le fait de la nouvelle naissance.

 

I – Court rappel d’anthropologie néotestamentaire

Désirons-nous savoir de quelles composantes « ontologiques » – c’est-à-dire : nécessaires à la définition de l’être – était constitué l’être humain selon le christianisme originel ? Pour le savoir, prenons le chemin le plus court, lequel passe par saint Paul qui est vraiment l’anthropologue du Nouveau Testament (alors que saint Jean en serait plutôt le théologien) puis par saint Irénée dont le fameux ouvrage Contre les hérésies, écrit vers 180, contient toutes les informations utiles à la rédaction d’un livre où l’on serait fondé à voir le premier traité véritable et complet d’anthropologie chrétienne. Or, que disent ces géants ?

Saint Paul, dans la grandiose finale de sa Première Lettre aux Thessaloniciens, dont je me permets de vous rappeler qu’elle date de l’an 50 et qu’elle est l’écrit le plus ancien du christianisme : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23).

Quant à saint Irénée, dans Contre les hérésies, à propos justement des hérétiques qui ne comprenaient pas la Révélation chrétienne, il écrit : « Ils ne comprennent pas que trois dimensions, ainsi que nous l’avons montré, constituent l’homme parfait : à savoir la chair, l’âme, l’esprit » (V 9,1).

Oui, vous avez bien entendu, et voilà qui nous change du dualisme des catéchismes ordinaires, l’homme n’est pas tissé de deux dimensions, de corps et d’âme seulement, mais de trois : de corps, d’âme et d’esprit. Cependant, notons bien ceci : Paul et Irénée parlent ici de l’homme « tout entier », de l’homme « parfait », c’est-à-dire « totalement fait, totalement achevé ». C’est dire autrement qu’ils parlent : de l’homme spirituel, de l’homme libre, de l’homme éveillé, de l’homme né une seconde fois. Car, l’homme naturel, celui qui, parce qu’il n’est pas né une nouvelle fois, n’a pu naître à lui-même, n’a pu enfanter son être entier et véritable, celui-là n’est fait que de corps et d’âme. Il n’est que psychique, ou encore : animal puisque, comme nous allons le voir, c’est là ce que signifient identiquement et très exactement ces mots. Or, saint Paul y insiste : « On est semé corps psychique, on se relève corps spirituel (…). Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (1 Co 13 44-46). Soit donc ces deux états de l’être que sépare la nouvelle naissance, cet « évènement-avènement» comme dira Zundel, cet évènement que l’apôtre des Gentils aimait à camper comme métamorphose « de l’homme ancien en l’homme nouveau » (2 Co 5,17), « de l’homme psychique en l’homme spirituel » (1 Co 2, 13-15), de « l’homme extérieur en l’homme intérieur » (2 Co 4,16).

On le voit, la seconde ou nouvelle naissance dont la juste mesure ne peut être prise qu’à la lumière de la dialectique des trois composantes de l’humain, est un thème crucial, un thème suressentiel du Nouveau Testament. Il l’est à tel point que l’on a pu écrire à juste titre que le Christ n’est venu sur la terre que pour enseigner aux hommes la possibilité et la manière de naître à nouveau, ceci afin qu’enfin ils soient par elle sauvés. D’ailleurs, vous le savez, c’est dès son Prologue que l’évangile de Jean met la seconde naissance sous le projecteur en précisant que le Verbe a justement, mais seulement, donné aux hommes « le pouvoir de devenir enfant de Dieu » (Jn 1,12).

Vous savez encore que dans le même évangile, tout à la fois le plus spirituel et le plus historique, le premier miracle est celui des noces de Cana et le premier enseignement donné par Jésus-Christ est celui qu’il dispense à Nicodème venu l’interroger au cœur de la nuit. Or, à Cana, les jarres sont le corps, l’eau est l’âme et le vin est l’esprit (Jn 2, 1-11). Et la transformation de l’eau en vin est la naissance nouvelle. Quant à l’enseignement nocturne donné à l’éminent pharisien membre du Sanhedrin, il commence par ces paroles célèbres qui en annoncent ainsi, et de manière si belle, la mystérieuse profondeur : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau » (Jn 3,3-7). Chacun se souvient, enfin, que Jean lui-même, dans sa première lettre, continuera de développer cet enseignement plus précieux que l’or et le diamant, notamment par ces mots : « Bien-aimés, aimons nous les uns les autres parce que l’amour est de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7)

Nous devons donc n’en point douter : la double thématique des « trois dimensions de l’humain » – celle des Trois ordres de Pascal – et de la « nouvelle naissance » est au cœur incandescent du message évangélique. Mais, pour mieux la pénétrer, c’est du corps, de l’âme et de l’esprit, tels qu’elle les entend, qu’il nous faut dire maintenant un mot.

Le corps est ici sans surprise : il est la part matérielle de la personne. Par lui, cette dernière est ouverte sur l’ordre des réalités sensibles, sur le monde physique, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « sensation », il est aussi « action» en ce qu’il permet aussi d’agir sur ce monde. Le corps est donc semblable à une « interface » : par lui le monde peut s’imprimer dans l’âme et par lui encore celle-ci peut s’exprimer dans le monde. Le corps ainsi défini est un corps vivant. En effet, il n’a pas d’existence en soi. Il n’a de réalité que par l’âme qui l’anime et lui donne vie. A défaut, il ne s’agit plus d’un corps, mais d’un cadavre, ce qui est autre chose. Mais je viens d’employer le mot « âme ». De quoi s’agit-il ?

Dans l’acception qui nous intéresse, celle de l’étymologie et de la Bible, l’âme, ou encore l’anima des latins, la psyche des grecs, n’est autre tout simplement que le psychisme, le mental. Le mot latin anima suffit ainsi, à lui seul, à nous certifier que les animaux, bien sûr, ont une âme. Chez les humains, sur le plan subjectif, on peut sensiblement assimiler l’âme au « moi » du langage courant. Elle est en effet le lieu de notre intériorité, alors que le corps est celui de notre extériorité. L’âme se définit par les facultés psychologiques qui la composent : intelligence, mémoire, volonté, imagination, etc. L’âme, pour sa part, ouvre sur l’ordre des réalités intelligibles, sur le monde psychique, sur le monde des sujets. Et elle permet d’agir sur lui par le langage, parlé ou non. Comme le corps, l’âme n’a pas d’existence en soi : nul n’a jamais vu d’âme sans corps, ce corps qui justement permet de la localiser et de l’identifier.

L’anthropologie moderne, celle au sein de laquelle nous avons été éduqués et nous nous somme construits affirme que l’être humain est essentiellement et exclusivement tissé de corps et d’âme. Elle dit que cet être est la personne définie par la combinaison de ce corps et de cette âme. Et qu’il n’est rien d’autre. C’est là, du moins, ce qu’elle veut nous faire croire.

Or, il faut savoir que depuis la nuit des temps, en Orient comme en Occident, il y eut des hommes pour éprouver et expérimenter dans leur chair que l’être humain, loin d’être condamné à vivre suivant ce canevas à deux dimensions, est capable d’explorer de lui-même une autre profondeur. Au moins une. C’est celle-là que nous nommons ici  esprit, mais d’autres mots ont été utilisés.

L’important toutefois n’est pas là. Il est que, par-delà les différences d’époques, de civilisations, de langages, tous les hommes reviennent de leur expérience de l’esprit, non seulement bouleversés, mais avec sensiblement le même discours. De celui-ci, je retiens pour aujourd’hui les trois affirmations que voici.

1 – Pour intérieur que soit l’esprit à l’âme, il ne se réduit pas à elle, il n’en est pas une partie, un élément, une fonction. Pas plus que l’âme n’est une partie du corps, pas plus qu’une idée ou une pensée ne peut être considérée comme étant une partie du cerveau, pas plus l’esprit n’est une partie de l’âme. L’esprit n’appartient en rien au même « ordre de réalité » que l’âme. Si, sous l’angle de la conscience psychologique, l’écart existentiel qui sépare le corps et l’âme, l’écart qui sépare le monde des muscles et des glandes de celui des pensées et des idées, si cet écart est immense, encore plus, selon la conscience spirituelle, l’est celui qui sépare le monde de l’esprit de celui de l’âme. Il faut vraiment avoir l’intuition de cela.

2 – Comme l’âme, ou le corps, l’esprit lui aussi est « ouverture » et « action ». Mais sur un monde particulier : le monde spirituel. Or celui-ci s’avère aussi invisible et aussi inconcevable  aux « yeux de l’âme », c’est-à-dire  à l’intelligence rationnelle et discursive, que les pensées sont invisibles aux yeux charnels. Le monde spirituel n’est plus celui des « apparences », mais celui des « essences ». Il est celui des réalités « en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime du vivant et des choses, leur origine et leur fin véritables. De manière générale, pour les philosophes, il est le  monde de la « Sagesse ». Pour le platonisme, il est le monde des « Idées ». Pour l’Evangile, il est le « Royaume de Dieu ».

3- Contrairement au corps et à l’âme du nouveau-né qui sont actifs, vivants, « actuels », dès sa sortie du ventre maternel et même avant, l’esprit, lui, pour être aussi réel qu’eux, n’en est pas moins à l’origine seulement « virtuel ». Pour devenir « actuel », il doit être actualisé, c’est-à-dire : reconnu, accepté et mis en œuvre. Cette actualisation, dès lors qu’elle est authentique, entraine dans l’ordre, non des apparences mais de l’essentiel, un bouleversement si profond que les mystiques qui en ont l’expérience le considèrent comme très comparable aux grandes métamorphoses biologiques, celles qui transforment les têtards en grenouilles ou salamandres, qui transforment les chenilles en papillons, ou bien encore, dans un autre registre, les amandes en amandiers, ou les glands en chênes.

Mais voici que nous en savons assez sur l’âme, le corps et l’esprit pour parfaitement comprendre ce qui suit. Cependant, avant de passer au point suivant et de donner pour un bref instant la parole à Blaise Pascal, je voudrais rappeler ceci qui me paraît important. A savoir que, dans l’Ecriture, l’anthropologie ternaire, le plus souvent, ne s’énonce pas dans sa séquence complète : «corps, âme, esprit», mais par l’intermédiaire de formulations binaires : « âme, esprit », « âme, cœur » ou enfin « chair, esprit ». Ceci vient de ce que l’Evangile ne connaissant pas d’âme sans corps celui-là est la plupart du temps sous-entendu. Ceci vient en outre de ce que dans le vocabulaire biblique, le cœur évoqué conjointement à l’âme signifie l’esprit. Enfin, de ce que le seul mot « chair » désigne dans la Bible l’homme biologique entier, corps et âme.

Ceci noté, je me permets de signaler à votre bienveillante attention quelques passages révélateurs. Vous trouverez le doublet « âme, cœur » en Mt 22,37 et ses deux reprises synoptiques. Le doublet « âme, esprit » en He 4,12 et Lc 1,48, au début du Magnificat. Le doublet « chair, esprit » au moins une dizaine de fois chez saint Paul, dont sept dans la seule Lettre aux Romains. Par exemple sous la forme : « Car les pensées de la chair, c’est la mort, les pensées de l’esprit, c’est la vie et la paix ». Une fois dans la Première lettre de Pierre, et trois fois dans saint Jean, dans la bouche de Jésus lui-même. Par exemple sous la forme : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3,6). Ou encore : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6,63). Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et décisives que le Jugement dernier. Toutes paroles que nous retrouverons chez Zundel, lequel nous aidera à en comprendre la valeur d’espérance, mais aussi la signification tragique.

II – Les Trois Ordres de Pascal

Blaise Pascal, comme vous le savez, vécut au XVIIe siècle, de 1622 à 1662 exactement. Bergson avait mille fois raison de dire que nos sondes sont trop courtes pour mesurer le génie d’un tel homme. Après son illumination de la nuit du 24 novembre 1654, mais sans doute déjà avant, la conception que Pascal se fait de l’humain était devenue fondamentalement ternaire. Toutefois cette conception se formulait sous sa plume en des termes dont l’étymologie est plus grecque que biblique, plus néoplatonicienne que fondamentalement chrétienne. Particularité passablement délicate qui demande les quelques précisions que voici.

L’anthropologie ternaire, telle que nous venons de l’exposer, n’est pas spécifiquement chrétienne. On la retrouve, il est vrai à certaines nuances près, dans bien des civilisations et religions différentes. Notamment chez nombre de philosophes grecs, en particulier Platon et Plotin. Ceux-ci désignaient le plus souvent les trois dimensions du corps, de l’âme et de l’esprit, respectivement, par les trois mots de : soma, psyche et noûs. Séquence que les auteurs latins traduisaient par : corpus, spiritus, intellectus. Mais si vous êtes attentifs, sans doute pressentez-vous déjà le problème. Car la séquence de l’anthropologie biblique, elle, s’écrit en grec : soma, psyche, pneuma et en latin : corpus, anima et spiritus. Ce qui fait, vous le voyez, que le même mot latin sipiritus – et par voie de conséquence le même mot français « esprit » – désigne suivant le schéma auquel il réfère soit la modalité psychique, soit la modalité spirituelle de l’être humain.

Or, saint Augustin, aimanté par la pensée et les concepts de la philosophie grecque, et à sa suite tout le Moyen Age, puis saint Thomas, puis le catéchisme de Trente, mais aussi les savants et les humanistes de la Renaissance, et encore les philosophes et penseurs du XVIIe siècle, pour comprendre l’homme, choisirent d’en référer à la séquence d’origine grecque celle dans laquelle l’esprit désigne non pas la part contemplative de l’être, celle qui l’ouvre sur le divin, mais son âme, son mental, celle qui l’ouvre prioritairement sur l’humain. Pascal appartient bien sûr à son siècle, et son vocabulaire anthropologique sera celui des philosophes de son temps, celui de saint Augustin dont un des très graves inconvénients est de priver du mot biblique, du mot le plus adéquat lorsqu’on désire parler de l’ordre spirituel. Or, devant un tel manque, que fait Pascal ? En fait, ses écrits et en particulier ses Pensées, montrent qu’il ne recule pas devant l’emploi de termes très différents. Soit des mots, ici assez discutables, de « volonté » ou de « justice ». Soit encore du mot de « sagesse », mot bien préférable qu’il emprunte à Sénèque et aux stoïciens. Soit, enfin, de celui de « charité », le meilleur certainement, puisque la charité est l’amour spirituel et que celui-ci n’est autre que premier et plus beau fruit de l’éveil de l’esprit.

Ces précisions de vocabulaire une fois connues, les fameuses Pensées de Pascal relatives aux Trois Ordres, soit les « Pensées » 460 et 793 (Br.), – pensées dans les quelles Voltaire n’aperçut qu’un vulgaire charabia-galimatias et où Zundel verra tant de lumière -, ces pensées deviennent parfaitement intelligibles.

Voici les passages les plus remarquables de ces deux « Pensées » c’est-à-dire le début de la première, le début et la fin de la dernière. Les passages omis ont pour principal objet de montrer et d’illustrer plus avant que les vérités et réalités propres à un ordre sont imperceptibles et inintelligibles pour ceux dont la vie se déroule dans un ordre inférieur, et qu’elles sont sans valeur ni intérêt propres pour ceux qui vivent dans un ordre supérieur.

Pensée 460 : « Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté. Les charnels sont les riches et les rois : ils ont pour objet le corps. Les curieux et les savants : ils ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice. (…) »

A la fin de cette Pensée, Pascal préfère parler de « sagesse » plutôt que de « volonté » ou de « justice » et on y lit cette incise capitale : « Aussi Dieu seul donne la sagesse ».

Pensée 793 : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Tout l’éclat des grandeurs (« corporelles», c’est moi qui précise) n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. (…)                  

Tous les corps, le firmament et les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela et soi; et les corps rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leur productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.  

De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel »

Tel est l’essentiel de cette Pensée 793 qui impressionnait tant Zundel et dont il a affirmé que ses mots ne passeraient pas, voulant dire qu’ils mettent sur la voie de vérités éternelles, je veux dire sur la voie de vérités qui conditionnent l’accès à l’éternité. Comme on voit, Pascal à la manière de Paul, mais qui était aussi celle des gnostiques, présente ces ordres de réalité, de chose ou de genre, qui sont aussi nous le savons des composantes anthropologiques, par le truchement des types humains qui les incarnent : les charnels, les gens d’esprit, les sages. Zundel, comme nous allons le voir, ne procèdera pas autrement. Mais il le fera à sa manière, dans ce style tout à la fois prophétique et tragique, symbolique et existentiel, immédiat et concret qui est le sien. Dans ce style qui rehausse si bellement les implications fondamentales des Trois Ordres et des trois dimensions de l’homme pour mieux nous convaincre de la merveille et de l’urgence infinie de cette nouvelle naissance dont eux seuls délivrent les ultimes secrets.

 

III – Les trois ordres illustrés et commentés par Zundel

         Zundel, comme on le sait, fut aumônier des bénédictines de la rue Monsieur de 1927 à 1929. La qualité du chant grégorien et de la liturgie, du silence et du recueillement était dans cette abbaye telle que nombre de personnalités importantes du monde des lettres de l’entre-deux guerres, parmi les quelles Charles du Bos, grand ami de Zundel, Isabelle Rivière, la sœur d’Alain Fournier, en furent tant saisies qu’elles se convertirent définitivement. D’ailleurs François Mauriac, qui fréquentait la rue Monsieur, note dans son Journal à ce sujet que le rayonnement en plein Paris de ce monastère était si bienfaisant qu’il demeurera à ses yeux toujours incompréhensible que le diocèse ait jamais pu en autoriser le déménagement. Mais c’est là un autre sujet. Revenons à Zundel qui, lui aussi, fut marqué jusqu’aux moelles par son séjour chez ces bénédictines. Cette période, manifestement, fût pour lui particulièrement gracieuse et féconde. Jusqu’alors la pensée théologique de Zundel, lequel était de son propre aveu un thomiste très averti, cette pensée, malgré sa son ouverture aux révélations intérieures et aux données existentielles, demeurait encore très dépendante de la philosophie de saint Thomas. Cependant, profitant de son séjour rue Monsieur, Zundel lut énormément. Et c’est ainsi, confiera-t-il plus tard à des moniales amies que, s’attachant écouter la Vérité telle qu’elle se présentait à lui et à la laisser forger une pensée qui soit réellement la sienne, il prit alors définitivement congé du thomisme. Alors aussi sans doute, qu’il prit simultanément conscience de l’immense portée explicative de la doctrine des Trois ordres de Pascal et qu’il fit le choix conséquent de l’inscrire au centre de ses réflexions. Ce que prouvent éloquemment le contenu des notes préparatoires aux entretiens sur les Trois ordres qu’il donna alors aux sœurs bénédictines, ainsi que l’homélie qu’il prononça le 29 juin 1929, en la chapelle de leur monastère, pour la première messe de l’abbé Cotte.

L’intérêt du prêtre suisse pour les trois ordres de l’anthropologie ternaire, dont la première manifestation date semble-t-il de 1926, est donc manifeste dès 1928-29. Il ne faiblira par la suite. En 1933, il explique les trois ordres aux étudiants de la Catho de Lille. En 1944, alors qu’il rédige, au Caire, L’homme passe l’homme, il leur réserve tout un chapitre de ce livre. En 1949 et 1950, les deux catéchismes qu’il rédige alors, – A la recherche du Dieu inconnu et Rencontre du Christ -, leur consacrent pas moins d’une quinzaine de paragraphes. En 1965, il en parle en Egypte, au centre Dar-es-Salam du Caire, au Liban, dans une revue de Beyrouth, en France, chez les bénédictins de l’Abbaye de Ballaison, …Oui, certainement, Claire Lucques ne s’est pas trompée, et de plus elle connaissait personnellement Zundel : les trois ordres sont bien « au centre de son univers spirituel ». Mais plutôt que de recenser toutes les fois où il en exposa les arcanes et les harmoniques saisissantes – en admettant d’ailleurs qu’un tel pointage soit un jour réalisable – le mieux sera de citer et de commenter ici quelques uns des développements les plus démonstratifs, et aussi les plus colorés, que l’immense prédicateur leur consacra. J’ai choisi pour ce faire de vous en présenter dans l’ordre chronologique les quelques extraits que voici.

      A la faveur de conférences prononcées en 1927-1928 à l’intention des moniales de la rue Monsieur, Zundel illustrera et expliquera la tripartition de l’être avec une grande délicatesse et une rare profondeur. Dans les notes préparatoires de ces conférences, à propos du regard particulier « qui voit les choses dans leurs trois dimensions », à propos de ce regard dont il dit qu’il est une «  vision sacramentelle « , qu’il est un regard qui, de l’univers, fait jaillir les « virtualités latentes  » et qui en donne  » la plus haute lecture  » qui se puisse concevoir, Maurice Zundel écrit ceci, qui est absolument capital et pénètre au cœur même du mystère de l’amour humain :

     « Les créatures nous sont un écueil, non parce que nous les aimons trop, mais parce que nous ne les aimons pas assez. Si nous les aimions, plutôt que de les ramener à nous et de les resserrer (…) dans nos propres limites, nous voudrions qu’elles fussent, qu’elles atteignent leur plénitude (…). Et alors nous commencerions à les voir avec toute leur secrète profondeur, c’est-à-dire selon le schéma pascalien des Trois ordres, dans leur triple dimension : sensible, intelligible et mystique. » (A l’écoute du silence, p. 75).

     Puis, Zundel déploie sa gracieuse méditation sur le brin de muguet, lequel offre à nos sens corporels couleur vive, contact soyeux et parfum délicat, à l’intelligence rationnelle de notre âme maints sujets de réflexion et qui, en transparence de sa splendeur éphémère, laisse apercevoir à notre esprit, afin qu’il le contemple,  » un rayon de la Beauté première « .

     A l’issue de cette méditation, Zundel donne cet enseignement qui, dans un premier temps, surprend. Il écrit (les italiques sont de lui) : «  La doctrine des Trois Ordres, cette vue de l’univers dans ses trois dimensions nous permet d’entendre la doctrine chrétienne du détachement » (Ibid., p. 77). Et il explicite ainsi son propos :

     « En un mot, qui est tout le christianisme : Il s’agit d’aimer. Nous croyons aimer. Et c’est nous que nous aimons… Ramenant à nous l’objet qui nous élargit, faisant tenir tout l’univers dans les limites de ce moi où nous étouffons, nous rendons encore plus lourde notre captivité. Si nous aimions vraiment les choses, nous voudrions leur bien, nous leur rendrions justice et nous commencerions par les voir dans leurs trois dimensions. Alors, saisis d’un immense respect pour leur incommensurable grandeur (…) nous ne rêverions plus que de délivrer, par notre charité, l’Étincelle divine qui sommeille en elles. Non point ramener les créatures à nous – mais les rendre à leur véritable destin, leur faire atteindre leur plénitude, en les donnant à Dieu. » (Ibid., p. 78)

              Autrement dit : ne pas réduire les créatures à leurs deux dimensions naturelles, mais les voir dans leurs trois essentielles. Tel est le propre de l’amour. Vous avez remarqué comment Zundel traduit avec justesse le ternaire de Pascal « corps, esprit, sagesse» – dont le vocabulaire, nous le savons, est d’origine grecque – par la séquence « sensible, intelligible, mystique ». Celle-ci correspond en effet rigoureusement au ternaire biblique « physique, psychique, spirituel», autrement dit : « corps, âme, esprit ». Ici, comme nous venons de le dire et comme il le fera souvent, Zundel illustre joliment les trois ordres à l’aide d’un brin de muguet.

     Le 9 juillet 1929 l’oblat d’Einsiedeln s’adresse aux moniales de la rue Monsieur en ces termes (fds.G fmn 290701) :

     « Tout est à nous. Ce Tout, ces biens que Dieu nous donne, nous les pourrons considérer sous trois dimen­sions, trois aspects différents :

Le premier aspect c’est celui qui tombe direc­tement sous nos sens. Ce sont les propriétés physiques des créatures : telles que leur parfum, leur couleur, leur saveur, le plaisir qu’elles nous donnent. Que tout cela est beau ! Que tout cela est bon ! N’y aurait ‑ il que cela dans les créatures que ce serait déjà éblouissant. Mais ce n’est pas tout. Ramener les trois dimensions à la première, c’est faire d’un volume une ligne. Il faut aller plus loin ou n’être pas rassasié.

Et nous pénétrons dans la seconde dimension. C’est celle de la raison. Je ne me contente plus de délec­tations sensorielles, je m’élève jusqu’à la science, je sais, l’univers est si formidable que je ne suis qu’un point imperceptible en comparaison de lui. Mais lui ne connaît pas sa supériorité. Moi, je la connais. Et le monde des corps est dépassé.

La seconde dimension m’a révélé tout un côté su­périeur de la créature. Ce n’est pas encore tout.

Voici la troisième dimension. Ici, c’est féerique, c’est le domaine de la foi ou de la charité. C’est la créa­ture tout entière, sous toutes ses faces, dans l’universa­lité de ses instincts, de ses désirs, de ses aspirations, qui resplendit et qui chante, illuminée par la grâce qui nous fait entrevoir un peu de la beauté de son Créateur

     Ce texte est remarquable par son élégance, par la simplicité et la sureté avec les quelles il familiarise son auditoire avec des notions difficiles. Zundel introduit ici, à l’étage de l’esprit, deux notions capitales : celle de féérie, donc d’émerveillement et de joie, et celle de totalité, d’achèvement. L’homme ne commence, en effet, nous le savons, à déployer la plénitude de son être qu’au seul moment où il actualise son esprit.

     En novembre 1933, dans son enseignement adressé aux étudiants de l’Université catholique de Lille, le prédicateur itinérant reprendra quelques uns des grands thèmes ternaires développés rue Monsieur. On y retrouve la métaphore du muguet, complétée par celles de la peinture et de la musique. La leçon tridimensionnelle sur l’amour est aussi la même :

     « Toute réalité a trois dimensions d’être. La couleur porte le rêve de l’artiste, qui porte le rêve de Dieu. La musique est flux d’ondes sonores, architecture mélodique et incantation de beauté : le tympan vibre, la critique se satisfait et le coeur s’enivre, de même le muguet parfume les mains, embaume l’odorat, sans laisser d’offrir aux biologistes, en un seul point, tout le mystère de la vie et toutes les solidarités cosmiques – comme il oriente le regard contemplatif vers la Présence ineffable dont se nourrit la foi. Ainsi dans notre univers, chaque être, à des degrés divers, s’offre tour à tour à l’expérience des sens, aux investigations de la raison et aux intuitions de la foi. Aimer les choses, c’est donc les embrasser dans cette plénitude infinie, suivre leur expansion dans les trois ordres, les vouloir, enfin, dans toute leur grandeur. »

     Le chapitre V de L’homme passe l’homme (1944), commence par affirmer de la pensée pascalienne des trois ordres que : « Toute la réalité humaine s’y trouve contenue suivant qu’elle relève, respectivement, des sens, de l’intelligence, de la foi » (p.167). L’intérêt principal du chapitre tient notamment à la dernière énergie avec laquelle Zundel défend de croire que la Révélation ou la foi puisse faire injure à la pensée, à l’intelligence. Bien au contraire, elle la comble. Il écrit à ce sujet : « Mais la pensée ne peut s’enfermer dans un objet limité. Son cheminement même l’oriente vers la Lumière infinie dont la présence lui devient sensible à travers l’intelligibilité des choses. » (p.176). L’originalité du chapitre tient à l’image sollicitée par l’auteur pour illustrer les trois dimensions de l’être. Elle n’est plus celle du muguet ni celle de la musique. Mais celle d’une attraction de fête foraine qui exhibe un géant et un nain sous les yeux ébahis de la foule. Et aussi sous les yeux avertis du Pr Rémy Collins qui est à la fois savant et croyant. Il faut le dire : l’image n’est pas du meilleur effet. Zundel dût s’en rendre compte car, à ma connaissance, il n’y est jamais revenu.

     Ce qui frappe dans les deux catéchismes en questions/réponses écrits dans les années 49-50, c’est le ton d’assurance et de certitude avec lequel le vicaire de la paroisse d’Ouchy traite des trois ordres. Je lis, par exemple, dans A la recherche du Dieu inconnu (la « découverte » en question est celle des trois ordres) :

« Q. Quelle est l’importance de cette découverte ? R. Tout le christianisme en dépend » (par. 253). Ou encore : « Q. Comment prenons-nous contact avec la réalité ? R. Par nos trois facultés de connaître » (par. 267).

Dans Rencontre du Christ, je lis : « Q. Combien y-a-t-il de degrés dans l’être ? R. Trois : le corps, l’esprit, Dieu » (par. 209). « Q. Chaque être a-t-il ces trois degrés ? R. Oui » (par. 212).

Dans le premier livre, Zundel, qui reprend le vocabulaire de Pascal, explique que la troisième dimension est « surnaturelle », alors que les deux premières sont offertes par la « nature ». Occasion dont il profite pour dénoncer deux grandes erreurs : croire que le surnaturel est « contre la nature » ou à l’inverse croire qu’il est « exigé par la nature ». En fait, dit-il, il est « conforme à la nature » et désiré par elle. Tous ces termes sont importants qui confirme le grand enseignement mystique : l’esprit ne s’oppose pas, il ne s’impose pas, il se propose seulement. Dans le second livre Zundel développe une nouvelle image pédagogique à trois dimensions : celles de l’eau. Celle de l’eau qui lave le corps, de l’eau qui interroge la chimie et la science, de l’eau qui baptise et porte la grâce.

     Pour étayer et concrétiser son propos, le prédicateur inoubliable aime à user d’images et de métaphores. Nous venons de croiser celles de la peinture, de la musique, du muguet, de la fête foraine, de l’eau toutes destinées à illustrer tant les trois composantes de l’humain que les trois ordres, les trois mondes sur les quelles elles ouvrent. Mais, à partir de 1965 environ, le Vieux Maître suisse en privilégie une nouvelle. Certes, elle n’est pas particulièrement poétique, mais elle lui fournit un excellent support qui lui permet de développer avec une grande clarté sa pensée sur la nature et la liberté, sur la vocation et la personne de l’homme. Autrement dit, comme nous allons mieux le comprendre : sur sa nécessaire nouvelle naissance. Cette image est celle de la « fusée à trois étages ». Elle illustre les quatre documents suivants.

              Le premier est une lettre, lettre vraisemblablement adressée à une moniale, dont vous trouverez le texte dans A l’écoute du silence (1979, p. 32). Cette lettre, sous l’angle qui nous retient, possède une valeur exceptionnelle, par sa concision, par la netteté et la valeur décisive de son propos. Celui-ci met clairement en regard, d’un coté le caractère donné et préformé de l’âme et du corps naturels et, de l’autre, celui seulement virtuel de l’esprit. Lequel, contrairement aux composantes précédentes, lui, n’existe pas naturellement : il n’est qu’une possibilité, un appel. Remarquez que Zundel emploie ici le qualificatif « personnel » de préférence à « spirituel ». En effet, pour lui, comme pour Berdiaev ou Mounier, le mot « personne » désigne l’homme accompli, donc ternaire. Voici cette lettre :

      » L’homme est une fusée à 3 étages : physiologique, psychologique, et personnel. Les 2 premiers sont préfabriqués. Le troisième est une simple possibilité, une exigence, une aimantation, une polarité, une vocation. C’est à cet étage (le troisième) que se situent tout l’humain et tout le divin. Si on les cherche ailleurs on est sûr de ne pas les trouver.

Ne vous étonnez pas que vos deux premiers étages soient ce mélange confus, incohérent, océanique, plein d’adhérences égocentriques, d’émotions larmoyantes et de tempêtes cosmiques. Nous en sommes tous là. Il faut prendre simplement conscience que ce n’est pas nous, que notre vrai moi nous attend au troisième étage : dans le dialogue avec la divine Pauvreté, et que c’est le Visage de l’Unique qu’il s’agit de sauver, en laissant tomber avec une lucide indifférence tout le bruit des étages inférieurs… « 

L’image de la fusée se retrouve aussi dans la conférence donnée au Caire, au centre de Dar-es-Salam le 3 avril 1965 (fds G. enn 650403). Le centre de gravité de celle-ci est placé dans la dénonciation de la tentation de croire que l’homme puisse jamais satisfaire sa vocation – dont témoigne sa soif de plénitude et d’infini – au seul niveau des deux premiers étages de la fusée. Alors que, justement, cette vocation exige, et absolument, l’accès au troisième. Remarquez l’insertion du thème crucial et tragique : là où le donné de la naissance charnelle n’est pas dépassé, transcendé, il n’y a pas d’homme. Le passage suivant est extrait du début de la conférence :

« On dit communément que l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’homme est appelé à se dépasser dans la mesure où il se remet en question, dans la mesure où il ajoute à son être une dimension qui ne lui a pas été donnée dans cet être préfabriqué qu’il a reçu à sa naissance. Et c’est la seule possibilité de nous récupérer sur une existence que nous n’avons pas choisie.

Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme.

Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation »

Le propos est limpide : la qualité, l’état de personne n’est pas une donnée de naissance, mais la réponse à un appel, le fruit d’une vocation acceptée. La même année, le vicaire d’Ouchy, écrit un article pour la revue  Le réveil de Beyrouth (fds G. lir 650001). Il y brosse quelques grands traits de son anthropologie qui n’hésite pas à marteler autant qu’il faut que si nous en restons à l’équipement hérité de notre naissance, si nous ne dépassons pas notre « cosmicité », nous ne différons pas des animaux et des végétaux qui nous entourent. Le thème de fond demeure le même : notre personne n’existe pas par elle-même, nous avons à la construire mais nous sommes libre de refuser cette tâche. « Tout notre drame est là » précise le vieux Maître :

« L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique et personnel.

Les deux premiers sont donnés, préfabriqués, tout faits : dans ce sens qu’ils résultent de notre appartenance à l’univers physique et de toutes les dépendances qui nous enracinent en lui.

Le troisième étage, où se situe la personne, n’est pas et, normalement, ne peut être donné. Il nous incombe de la construire. Tout notre drame est là. Jetés dans l’existence sans l’avoir choisi, rien de ce que nous sommes n’est de nous. Nous sommes contraints de subir l’être dont nous sommes faits et, à cet égard, nous ne différons pas des animaux ou des végétaux qui nous entourent.

C’est par-là que nous sommes cosmiques. Nous pouvons sans doute, devenir autre chose : mais ce sera par une dure conquête de notre liberté à contre courant de notre cosmicité. »

Voici, enfin, un bref extrait de la conférence du 1er septembre 1965 donnée aux oblats du monastère bénédictin de Ballaison en Haute-Savoie (fds G. fnn 650901). Ces paroles sont particulièrement intéressantes qui exhortent à « tout remettre en question » pour nous permettre enfin d’émerger – par la grâce de la nouvelle naissance – de cette condition biologique, naturelle, charnelle, animale, préfabriquée, cosmique, où nous a jetés notre première naissance :

« … nous devons tout remettre en question pour que notre religion remporte l’adhésion de n’importe quel homme de la rue. Nous devons écarter tous les a priori, les traditions, pour retrouver ce qui fait le centre de notre vie d’homme. (…) Nous devons aborder l’homme en tant qu’être cosmique. L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique, spirituel. (…) L’homme est une vocation qu’il s’agit de réaliser au milieu de toutes les dépendances cosmiques. Nous sommes des animaux, des moments de l’univers, par tout ce qu’il y a en nous de « préfabriqué », et qui se concentre dans le « moi possessif ». Chacun reste une biologie égoïste. Il faut naître de nouveau.

 

Notre première naissance charnelle, cosmique, animale, nous enracine dans l’univers, mais il nous reste à naître de nouveau à partir de cette racine (cosmique) pour devenir le « créateur » de l’homme. L’homme est un singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un. On réalise tout à coup que la nature ne nous porte plus jusqu’au bout. Nous sortons alors de la sécurité de l’animal et c’est alors que nous découvrons le tragique de l’homme devant sa liberté. (…)

 

L’homme doit émerger de l’animal, il doit prendre l’initiative de se réaliser hors de la nature. L’homme est animal et cosmique et c’est à partir de ces fondations qu’il doit se construire. »

              Vous le constatez : ainsi que je vous l’annonçais en début de cet exposé, autant le thème des trois dimensions de l’homme et celui de sa nouvelle naissance sont indissociables dans l’anthropologie évangélique, autant, et peut-être de manière plus explicite encore, le sont-ils dans celle de Maurice Zundel. Certes, ce qui vient d’être dit donne déjà une idée suffisamment claire de l’importance nonpareille que revêt la nouvelle naissance dans la pensée du prédicateur immense. Cependant, il sera bon pour terminer que nous accordions un surcroît d’attention à la notion zundelienne de « nouvelle naissance » car celle-ci comporte quelques dimensions suressentielles qui n’ont pu jusqu’ici être mises suffisamment en valeur.

 

IV – La nouvelle naissance dans l’anthropologie zundelienne

     Les extraits qui suivent ont été retenus parce qu’ils mettent immédiatement en lumière ces dimensions capitales.

     Dans l’une de ses homélies, le vieux Maître suisse s’adresse ainsi à son auditoire : « Et vous avez découvert ensuite qu’il y a une double naissance : une naissance charnelle qui est de l’ordre de la nature et une naissance spirituelle qui est de l’ordre de la personne » (Ta parole comme une source, 1987, p. 359).

     Selon Zundel, comme pour l’Ecriture, comme pour Irénée, cette naissance charnelle est par elle-même, de soi-même, de nulle valeur. Il écrit à ce sujet : « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (ibid., p. 391). Plus précisément encore, Zundel, comme le christianisme ancien, affirme qu’en rester à cette naissance revient mécaniquement à se condamner à mort. De ceux qui ne sont pas passés par la naissance d’en haut dont Jésus entretient Nicodème dans l’évangile de Jean, Maurice Zundel dit en effet : « Ne tenant rien de soi, ils n’ont de l’humanité que l’apparence ». Et il précise ainsi sa pensée : « Les vivants sont des morts, tant qu’ils n’ont pas surmonté les déterminismes que leur impose leur naissance charnelle » (L’homme existe-t-il ?, 2004, p. 232). Dans le christianisme de Zundel, le chrétien véritable est précisément celui qui s’est libéré de tels déterminismes. Est chrétien, dit-il, « celui qui, passant par la seconde naissance expliquée par Jésus à Nicodème,  naît enfin à soi-même en naissant au Dieu vivant » (Le problème que nous sommes, 2000, p.149). De cette naissance intérieure, l’oblat d’Einsiedeln n’a de cesse de dire l’urgence absolue. En dehors d’elle, en effet, rien ne vaut. Il dit ainsi : « Toute réforme est vouée à l’échec si l’homme ne naît de nouveau » (Ton visage, ma lumière, 2000, p. 19). Ou encore : « Qui ne comprend pas la logique de la seconde naissance reste dans un univers infantile » (ibid., p. 29). Et encore ceci, qui est certain, mais si oublié de tous : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la seconde naissance » (ibid., p. 73).

     Les choses sont claires, n’est-ce pas ? Mais encore fallait-il avoir le courage et le culot de les dire, de les redire ! Car vous avez bien entendu : quand Zundel dit de ceux qui déclinent de naître de nouveau – car on est toujours libre de renaître ou non –, quand il dit « qu’ils sont des morts », il dit très précisément qu’ayant refusé le bénéfice de l’immortalité, ils se condamnent de ce fait à mourir, à disparaître totalement, définitivement. Car tel est le tragique de notre condition. Et telle la force du lien apodictique, c’est-à-dire primordial et nécessaire absolument, qui attache la mort et l’immortalité à la nouvelle naissance. Mais laissons Zundel lui-même nous dire ce lien terrible. Ce lien qui vient de ce que, comme le disait saint Irénée, la première naissance est une naissance de mort, alors que la seconde est une naissance de vie. Les extraits suivants sont, sur ce sujet, particulièrement explicites.

     Le premier vient d’une retraite donnée à Sainte Clothilde de Genève en octobre 1973. Le second d’une retraite donnée à des franciscaines de Lons-le-Saunier, en août 1959. Ils disent tous deux très clairement que pour Zundel, sans l’ombre d’un doute, naître une seconde fois et s’immortaliser, accéder à la vie éternelle, sont une seule et même chose.

Premier extrait :

         « C’est une erreur de mettre d’un côté l’âme et de l’autre le corps. L’homme est tout entier, tout entier appelé à la vie éternelle. Il n’y a rien en nous qui puisse demeurer en l’état où nous a trouvés notre naissance.

         Notre naissance nous a fourni un certain nombre d’énergies, un certain nombre de pouvoirs, mais nous avons à les prendre en mains, nous avons à les faire fructifier, nous avons à les transformer, nous avons à les libérer, nous avons, justement, comme dit notre Seigneur admirablement,   » à naître de nouveau « . 

         La première naissance pour nous n’est pas la naissance définitive. Elle n’est qu’une capacité, une capacité de devenir une personne, elle n’est qu’un pouvoir de nous immortaliser. Il faut que nous passions par la seconde naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier. »

Deuxième extrait :

« Il est capital de prendre conscience de cette réalité : l’hom­me n’existe pas. Ce n’est pas sa nature charnelle ou sa naissance charnelle qui lui donne d’exister. Comment peut-il dire « Je » et « moi » tant qu’il n’a absolument rien créé de personnel ? La découverte de son intériorité est une vocation, elle n’est pas encore une réa­lité, et cette découverte est difficile. (…) Il faut que l’enfant se conquière lui-même, qu’il transforme radicalement son moi et son être préfabriqués, et qu’il devienne l’origine et la source de lui-même, il faut qu’il naisse de nouveau, car il y a une seconde naissance nécessaire qui est la naissance de la personne, de la dignité, de l’inviolabilité et de l’immorta­lité. Sans cette seconde naissance on ne peut pas être homme.

C’est capital de comprendre cela car toute la misère du monde, c’est que l’homme n’existe pas ! Si l’homme était l’homme, la guer­re serait impossible, car on ne pourrait pas tuer un être humain si l’on croyait qu’il porte une valeur et une dignité inviolables.Il ne peut être question de Dieu qu’à partir du moment où l’on a commencé à se faire homme par cette nouvelle naissance. (…)

Être libre intérieurement ! Ce que nous ne savons plus, ce que le monde dit libre ne sait pas, ce qu’on n’apprend ni à l’école, ni à l’université, ni nulle part. C’est cette vraie création, c’est cette création de l’homme par lui-même : il faut que l’homme soit le créateur de lui-même, il faut qu’il émerge de tout ce qu’il subit, de tout ce qu’il n’a pas choisi, il faut qu’il devienne la source et l’origine de sa vie ! Si vous n’êtes pas travaillé par ce problème, laissez Dieu de côté, ça ne signifie rien ! »

Vous avez entendu tout à l’heure : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la nouvelle naissance ». Puis : « Il ne peut être question de Dieu qu’à partir du moment où l’on a commencé à se faire homme par cette nouvelle naissance ». Et maintenant, en substance : si vous ne vous sentez pas concerné par celle-ci, laissez Dieu de coté, il ne signifie rien pour vous ! Car Dieu, entendons Dieu incarné, et l’homme, entendons l’homme parfait, achevé, total, cet homme que j’ai à devenir par la grâce de la nouvelle naissance, cet homme et Dieu sont, dans la pensée de Zundel, un et même. Mais surtout n’allez pas croire que cette équation de l’homme et de Dieu soit un effet original de la pensée de Zundel. Elle est en effet à la clé du christianisme même ce qu’exprime admirablement l’antique et merveilleux adage inlassablement repris tout au long des siècles par les Pères de l’église indivise : « Deus fieret homo ut homo fieret Deus ». Soit : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Zundel connaissait et aimait cet adage qu’il cite et commente très souvent. Et l’essentiel de ce commentaire le voici.

Naître à nouveau signifie : se libérer  de qui j’étais et ne suis pas,  pour devenir créateur  de qui je serai et qui je suis. Cette « libération » qui est une libération du passé, ne s’obtient que par la grâce du silence intérieur et de la prière qui, seuls, permettent l’écoute en nous de Celui qui est plus grand que nous. Et cette « création » de nous même n’est possible que par cette écoute intérieure qui nous rend transparent à Dieu et nous unit à lui. Que par cette écoute qui nous conforme à l’Amour, car Dieu est Amour, et qui fait de nous des éternels vivants, car Dieu est immortel.

Commentant l’antique adage fondateur, le prédicateur immense s’adressait à son auditoire de Lausanne, en 1957, en ces termes :

« Demandons à Dieu de n’être pas des parasites, mais des créateurs de nous même » (fds G. snn 571202).

Oui ! Demandons nous aussi la même chose et qu’à nous créer vraiment dès maintenant, et à chaque instant, Dieu nous aide !

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