Introduction à l’histoire et à la signification du symbolisme des Quatre Vivants de l’Apocalypse

Angers, Prieuré Saint Augustin, 16 juin 2013, par Michel Fromaget

Afin que, dès le début de cet exposé, les choses soient dans l’esprit de l’auditeur aussi claires qu’il est souhaitable, je désire préciser l’identité de ces Quatre Vivants. Ceux-ci répondent en effet à bien d’autres noms car, suivant les époques et les traditions, on les appelle : « les Quatre chérubins », « les Quatre Animaux mystiques », « les Quatre Evangélistes », « les Veilleurs », « Ceux qui ne dorment pas », etc. Mais qui sont-ils donc ?

Ils sont ces quatre êtres biologiques – totalement improbables et parfaitement incroyables – que beaucoup d’entre nous connaissent pour les avoir aperçus auréolant l’image du Christ sur le tympan de quelque église romane. Ces quatre sont pourvus d’ailes de plumes et ils ont respectivement figure : d’homme, d’aigle, de lion et de taureau. Oui, c’est bien de ces quatre êtres là, extrêmement mystérieux, dont la seule évocation consterne l’intelligence, dont je suis particulièrement heureux et honoré de vous entretenir aujourd’hui.

En effet, infiniment loin (comme on voudrait nous le faire croire) d’être des symboles naïfs et infantiles, d’être des symboles primitifs, archaïques et totalement surannés, les Quatre Vivants ne sont pas nés dans la nuit des temps, ni n’ont réussi à franchir depuis lors plus de deux millénaire et demi à seule fin de susciter et orner le discours des universitaires et des curieux d’aujourd’hui. Non ! ces étranges figures sont venues, à travers les siècles jusqu’à nous, afin de nous faire connaître un secret d’une valeur inouïe, d’une valeur absolument suressentielle, secret dont elles sont tout à la fois les messagères et les gardiennes. Ce secret est celui dont saint Paul disait qu’il est un « mystère gardé dans le silence durant des temps éternels » (Rm 16, 25). Ce secret, si infiniment précieux, est de nature tout à la fois cosmologique, théologique et anthropologique. Il concerne chacun d’entre nous et à chaque instant de notre vie. Comparé à celui-là, le secret de la Pierre philosophale, qui est comme on sait de transformer le plomb en or, ce secret est si pauvre et si pale, si indigent et effacé, qu’il disparait complètement du regard.

Mais, comprenons-nous bien. Je suis certes anthropologue et enseignant chercheur, mais ce n’est ni au nom de la psychanalyse, ni au nom de l’histoire de l’art, ni à celui de l’histoire des religions, que je viens vous parler du symbole des Vivants de l’Apocalypse. Cela, je l’ai fait, et je pourrais le refaire. Mais cela ne m’intéresse plus. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est, – dans la mesure de mes moyens, et grâce aux lumières apportées par les Quatre Vivants – de vous faire partager le mystère anthropologique qu’ils annoncent et gardent. Mais comprenons-nous bien encore : de l’authenticité, de la réalité et de l’incommensurable importance de ce secret qui concerne l’humanité entière, je suis certain, soyez en sûrs, autant qu’on puisse l’être. Toutefois, de ce secret, je n’ai nulle intention de vous convaincre. Mais, par contre, je me sens chargé de vous le dire. Ce que je vais maintenant m’essayer à faire, à la faveur des trois grandes parties qui jalonnent cette conférence. La première donnera un aperçu de l’histoire des Quatre Animaux. La seconde initiera aux mystères de l’esthétique contemplative du Moyen Age. La dernière, enfin, traitera de l’herméneutique des Vivants par les Pères de l’Eglise.

I – Les Quatre Vivants dans l’histoire :

Pour l’heure, nous allons camper les deux grandes périodes de l’histoire générale des Vivants, périodes que je qualifierai de « visionnaire » et de « littéraire ». Puis, dans un second temps, nous accorderons toute notre attention à  la préhistoire égyptienne du tétramorphe. Nous terminerons, enfin, cette première partie par l’évocation rapide des cinq périodes qui jalonnent plus particulièrement l’histoire de l’art des Saints Animaux.

         La première période est donc la « période visionnaire ». Elle s’étend du VIIIe siècle av. J.C. au Ier siècle ap. Elle est jalonnée par trois visions fondamentales. La première remonte à l’an 740 av. J.C., lors duquel l’un des plus grands poètes de tous les temps, le prophète Isaïe, alors qu’il était en prière au Temple de Jérusalem, vit, dans une théophanie incomparable, l’Eternel assis sur son trône entouré de séraphins à six ailes entrain de chanter le cantique du Trisagion (Is 6). La seconde vision, un siècle et demi plus tard, en 592 av. J.C. exactement, apparut dans « un vent de tempête venant du Nord » au prophète Ezéchiel, alors qu’il était en déportation à Babylone sous le règne de Nabuchodonosor. Cette vision lui découvrit, dans la contiguïté immédiate du Maître de l’univers, l’impensable présence de Quatre Vivants couverts d’yeux et dotés chacun de quatre visages et de quatre ailes. Les quatre visages sont d’un homme, d’un aigle, d’un lion, d’un taureau (Ez 1,4-28).

La troisième vision fondamentale, si l’on en croit la tradition chrétienne originelle, est celle qui échut à saint Jean sur l’île de Patmos vers la fin du premier siècle. Elle est rapportée au chapitre IV de l’Apocalypse (Ap 4,1-11). Cette troisième théophanie superpose, en quelque sorte, celles d’Isaïe et d’Ezéchiel. Dans la plus étroite proximité de Celui en qui la tradition chrétienne unanime verra le Christ, elle aperçoit, tout irradiés de la lumière incréée qui vient de Dieu, quatre êtres animés, quatre animaux, quatre Vivants, ayant chacun six ailes. Le premier a un visage d’homme, le second de lion, le troisième d’aigle, le dernier de taureau. Ils chantent un même cantique que les séraphins d’Isaïe, celui qui donnera le Sanctus qui est chanté à la messe.

         Les visions des prophètes Michée (fin VIIIe av.), Zacharie (fin VIe av.) et Daniel (IIe av.) peuvent, pour différentes raisons, être rapprochées des trois grandes théophanies précédentes. Mais nulle de ces dernières ne complétant utilement nulle des premières, je n’en dirai rien de plus.

         Un mot maintenant sur la seconde période de l’histoire générale des Vivants. Au vrai, cette période chevauche quelque peu avec la première. En effet, cette période ici qualifiée de « littéraire », quand bien même se caractériserait-elle parfois par une production simplement orale, commence sensiblement au premier siècle av. J.C. Le Targum du Pseudo-Jonathan, qui est une traduction araméenne de la Bible, témoigne ainsi que, dès ce temps-là, le Maasse Mercàba, autrement dit le « Récit du char » du prophète Ezéchiel, qui n’est autre que celui de notre seconde vision fondamentale, ce récit faisait déjà, de la part des mystiques juifs, l’objet d’une étude attentive. Or, la description des Quatre Vivants est bien au cœur incandescent de ce précieux récit qui nourrira, au fil des siècles suivants, chez les enfants d’Israël, de nombreux commentaires, de nombreux midrashim, ainsi que des ouvrages importants comme Les Livres d’Hénoch, Les Grands Palais et Les Petits Palais qui datent respectivement des IIIe, Ve et VIe siècle ap. J.C. Ce récit constitue enfin, et surtout, la matière essentielle de différents chapitres fondamentaux du célèbre Sepher ha Zohar, le Livre de la Splendeur, dont la rédaction définitive remonte au XIIIe siècle. Ce dernier livre est, tout à la fois, à la source et à la cime de la kabbale juive laquelle naît, elle aussi, sensiblement au XIIIe siècle. Dans ces conditions, est-il besoin de préciser que l’ésotérisme de la kabbale, – dont l’accès est hermétiquement fermé aux non hébraïsants -, accorde une place cardinale à la compréhension du message apporté par les hayyoths, les quels ne sont autres que les Vivants d’Ezéchiel ? Certainement, non.

         Du coté de la tradition, non plus juive, mais chrétienne, les premiers commentaires connus relatifs au mystère des Saints Animaux remontent à la seconde période des Pères de l’Eglise : à savoir la  période « apologiste ». Cette période s’étend du IIe au IIIe siècle. Elle est celle de penseurs aussi considérables que saint Irénée, saint Clément d’Alexandrie et Origène. Dès cette époque, il est avéré que les Vivants, si ce n’est de manière systématique, du moins de manière alternative, sont interrogés à trois hauteurs exégétiques différentes. Ils rayonnent déjà de trois feux dont nous nous attacherons à comprendre la signification dans la dernière partie de cette conférence. Mais ce fait est capital et il doit, dès à présent, être souligné à la mine d’or : dès le IIIe siècle de notre ère, le spectre total du message des Quatre animaux célestes est entièrement déployé. Saint Irénée a vu que les Vivants disent qui est Dieu et qui est le monde, et Origène a montré qu’ils disent aussi qui est l’homme. Les Pères des périodes suivantes, dite « homélitique » et « liturgique », qui s’étendent du IVe au VIIIe siècle, reprendront ces trois exégèses cardinales pour les conduire à leur ultime perfection. Quatre noms, au moins, méritent d’être ici cités. Saint Ambroise (340-397) qui, mieux encore qu’Irénée, expliquera le lien attachant les Vivants aux grands mystères de la vie du Christ. Saint Jérôme (347-420), à qui l’on doit l’affectation définitive de chaque Vivant à un évangéliste donné. Puis, vient saint Denis l’Aréopagite (fin Ve siècle) qui affinera considérablement la connaissance des vertus propres à chacun des Vivants. Enfin, saint Grégoire le Grand (540-604), à qui l’on doit, concernant le tétramorphe, le texte le plus complet et le plus achevé jamais produit par la patristique. A partir de ce texte, l’histoire exégétique des Vivants peut être considérée comme close. Ni la scolastique médiévale, ni l’occultisme, ni l’ésotérisme des temps modernes n’y ajouteront le moindre iota méritant d’être signalé. Raison pour laquelle, on peut dire que l’histoire générale des Quatre Vivants s’arrête au VIIe siècle.

         Mais il est rare qu’il y ait « histoire » sans « préhistoire ». Le tétramorphe judéo-chrétien aurait-il une préhistoire ? Eh bien ! Oui. Et cette préhistoire est égyptienne, ce qui ne doit pas surprendre, le peuple d’Israël ayant de Joseph à Moïse, donc de 1600 à 1200 av. J.C. environ, passé pas moins de quatre siècles en Egypte.

         Il faut d’abord rappeler deux particularités capitales du symbolisme des Quatre Vivants judéo-chrétiens. La première est qu’ils sont quatre, mais quatre formés d’un humain, pour trois animaux. La seconde est qu’ils ne sont pas seuls, mais centrés sur un cinquième Vivant qui forme comme leur centre de gravité. Or, vit-on jamais dans quelque civilisation, aussi lointaine soit-elle, semblable tétramorphe ? Dans aucune, si ce n’est en Egypte où la totalité formée par les « Quatre Fils d’Horus » obéit aux précédentes spécifications. Ces quatre ont en effet figures d’homme, de faucon, de chacal et de babouin. Leurs noms respectifs sont : Amset, Kébésehnouf, Douamoutef et Hâpi. En outre, ces quatre sont toujours centrés sur un cinquième être qui, 99 fois sur cent, est le dieu Osiris lui-même qui représente là le défunt que les quatre accompagnent, alors qu’il est précisément entrain de se métamorphoser en Osiris. Et, 1 fois sur cent, ce cinquième terme est le Lotus bleu, le Lotus primordial qui symbolise la création du monde par Horus l’Ancien dont les quatre sont les enfants.

         Les historiens de la Bible ont pour habitude de faire dériver les Vivants d’Ezéchiel des génies ailés assyriens ou babyloniens. Ceux-ci répondent au nom de kerub dont le pluriel est kerubim, d’où dérive le mot chérubin. La généalogie est donc exacte en ce qui concerne les mots, mais non pas les images. Car, à ma connaissance, les kerubim, même s’ils ont effectivement une tête humaine et sont toujours ailés ne sont jamais quadriformes n’ayant qu’un corps de lion, ou un corps de taureau. Ils ne sont en outre jamais organisés par groupe de quatre ni centrés autour d’un cinquième personnage. Ce sont seulement des « gardiens de portes », qui plus est de portes matérielles, de portes de pierre. On le voit donc : la préhistoire des Quatre Vivants n’est pas mésopotamienne, mais égyptienne, cela ne fait guère de doute. Cette préhistoire commence avec les Fils d’Horus représentés dans certains Textes des Pyramides qui remontent à la Ve Dynastie, soit environ à 2300 ans av. J.C. Elle se continue avec l’imagerie des Textes des Sarcophages qui dure de la IXe Dynastie à la XVIIIe. Elle se termine avec la fin de la période des Livres des Morts, laquelle s’étend de 1500 ans av. JC à 400 ap. environ.

         Les égyptologues présentent les Fils d’Horus comme des génies funéraires chargés de faciliter et d’assurer la résurrection du mort sous forme osirienne, c’est-à-dire sa métamorphose en Osiris. Dans les tombes, ils gardent les quatre vases canopes contenant les viscères du défunt. A chacun est associé une déesse et un point cardinal. A l’homme Amset correspond le foi, la déesse Isis et le Sud. Au chacal Douamoutef, les poumons, la déesse Neith et l’Est. Au faucon Kébésehnouf, les intestins, la déesse Serket et l’Ouest. Au babouin Hâpi, la rate, la déesse Nephtys et le Nord.

         Mais c’est maintenant à l’histoire même des images, à l’histoire de l’art des Quatre Vivants proprement dits que je voudrais accorder quelque attention. Nous l’avons dit, les Fils d’Horus ne sont plus représentés à partir du Ve siècle. Or, c’est précisément de ce siècle que datent les plus anciennes images du Tétramorphe chrétien et, par conséquent, la première période de leur trajectoire dans l’histoire de l’art.

Cette période peut être dite « Période des mosaïques » dans la mesure où les images des Quatre Vivants les plus belles et les plus caractéristiques sont des mosaïques. Notamment celles de Galla Placida (Ve), de San Vitale (VIe) et de San Appollinaire (VIe) à Ravennes. Quelques fresques datent aussi de ce temps comme celle, si surprenante, de la chapelle copte de Baouit (VIIe, Haute-Egypte). Cette période, qui peut être aussi qualifiée de « byzantine », dure du Ve au VIIIe siècle.

La période suivante, la « Période des miniatures », dure du IXe au Xe siècle. C’est la période « carolingienne ». Les œuvres les plus remarquables sont des miniatures de Bibles et d’Evangéliaires, mais aussi différents objets comme des croix, des reliures, des châsses, des coffrets, etc. Parmi ces derniers, il faut mentionner le « coffret aux agates » de la cathédrale d’Oviedo. Il faut mentionner aussi les premiers Béatus, qui sont des Apocalypses illustrées, dans le style mozarabe et qui datent de ce temps. Leur imagerie intemporelle et visionnaire, si naïve, si vive et colorée, ne saurait être oubliée.

La troisième période, la « Période des tympans », dure quant à elle du Xe au XIIe siècle. C’est la période « romane » proprement dite. Les œuvres les pus mémorables de ce temps sont les tympans de Cluny, de Moissac, de Chartres, de Carennac. Mais il faut aussi citer le Christ du déambulatoire de saint Sernin à Toulouse. Sans oublier non plus les vitraux de Bourges et ceux de la basilique saint Denis à Paris. A noter que la très grande majorité des tympans à tétramorphe se distribue en France, comme en Espagne, le long des chemins de Compostelle.

La quatrième période dure du XIIIe au XVe siècle. C’est la période « gothique » qui sera dite ici : « Période des peinture ». Mais elle se détache aussi en raison de très belles tapisseries dont celles d’Angers et de splendides vitraux dont ceux de la Sainte Chapelle et de Notre Dame de Chartres. En peinture, deux œuvres emblématiques de ce temps sont le polyptyque de l’Apocalypse d’Alberegno (XIVe) et le triptyque de Memling Les deux saint Jean (XVe) de l’hôpital de Bruges.

Les œuvres de la période « gothique » charment par leurs coloris raffinés, leur délicatesse, leur élégance. On y perçoit cependant que le sens du mystère des Vivants se perd. Avec la cinquième période, la « Période des gravures », qui est postérieure à la Renaissance ce sens est complètement perdu. La gravure de Dürer représentant la vision inaugurale de saint Jean (1511) en est la preuve absolue : elle est vraiment pathétique. Et plus lamentable encore sont les gravures des siècles suivants (XVIIe – XXe siècles), gravures à destination d’un public de Francs-maçons ou de Rose-Croix, de kabbalistes, de martinistes, d’occultistes, d’ésotéristes et d’autres initiés de tout poil. Des peintres illustres de cette période, comme Raphaël par exemple, nous ont laissé de la vision d’Ezéchiel des toiles très belles. Mais elles ne parlent plus qu’à l’œil. A l’esprit, elles ne disent rien, parce qu’elles n’ont plus rien à dire.

Mais laissons-là l’histoire aussi bien générale qu’artistique des Quatre Animaux célestes. Aller plus loin serait faire de l’érudition ce qui ne nous motive pas. Ce qui nous intéresse par contre, c’est ce que ces énigmatiques figures ont à nous dire.

II – Le sens de l’esthétique contemplative :

L’esthétique, c’est-à-dire la conception de la Beauté et le prix attaché aux sentiments qu’elle suscite, l’esthétique qui nous intéresse ici est, prioritairement, celle du Moyen Age. De la connaître peut, seul, nous faire saisir comment les imagiers médiévaux comprenaient et voyaient la figure des Vivants qu’ils dessinaient ou sculptaient. Et aussi nous faire gouter dans quel esprit les chrétiens d’autrefois contemplaient les grandes Majestas Domini sculptées sur les tympans. Cette esthétique, qualifiée à juste titre de contemplative, le Moyen Age l’hérita de Platon (428-348), par l’intermédiaire de Plotin (205-270) et du mystérieux Denys l’Aréopagite (Ve). Cette science du Beau s’appuie sur une compréhension ternaire de l’homme et du monde, compréhension parfois appelée « doctrine des trois états », et sur deux axiomes fondamentaux notamment formulés par le Pseudo Denys l’Aréopagite.

D’après Henri Festugières et Henri de Lubac, la « doctrine des trois états » informait la sensibilité antique de manière quotidienne et il en allait de même au Moyen Age. Cette doctrine est mal connue de nos contemporains, car elle se cache souvent derrière des oppositions, des dualismes plus évidents et, au regard de l’intelligence moderne, plus satisfaisants, plus rassurants. Des dualismes tels ceux : du « naturel et du surnaturel », du « corps et de l’âme », du « visible et de l’invisible », de « la matière et de l’esprit », du « sensible et de l’intelligible », du « terrestre et du céleste », de « l’humain et du divin », etc.

Mais la conception ternaire, sans nullement invalider ces conceptions dualistes, est sans conteste plus réaliste, parce que plus proche d’une réalité tout à la fois plus fine et plus objective, d’une réalité qu’elle peint avec plus de nuances. Tout en étant très attentive aux données les plus simples de la vie, cette conception ternaire n’en est pas moins d’une intelligence et d’une cohérence conceptuelle lumineuse. Mais pour la saisir correctement il faut être attentif, car elle entend le mot « âme » en son sens étymologique, en son sens premier où il désigne simplement le psychisme, le mental, subjectivement dit : le moi psychologique. Sens qui est très sensiblement différent de celui retenu par le christianisme moderne.

La doctrine ternaire part donc du constat empirique, expérimental, que l’homme adulte normalement constitué se vit, non pas sur les seuls deux plans du corps et de l’âme (telle que nous venons de la dire), non pas sur les seuls deux plans du physique et du psychique, mais sur trois : celui du corps, celui de l’âme et celui de l’esprit. Ces trois plans sont distincts sans être séparés, unis sans être confondus. Ceci à la manière de l’air et de la lumière. D’autre part, ils ne sont en rien trois parties de l’homme. Pas plus que la couleur, la forme et la saveur d’un citron ne sont trois parties de celui-ci. Hélas ! Je ne peux guère développer ici la présentation de ces trois hauteurs, de ces trois dimensions. Nous retiendrons simplement les points suivants.

Le corps de l’homme, – sous réserve d’être vivant, animé c’est-à-dire habité par une âme -, ce corps l’ouvre sur le monde physique, le monde sensible, le monde des objets. Il lui permet de le percevoir et d’agir sur lui. Le corps est une interface par laquelle l’homme s’exprime dans le monde extérieur et par qui ce monde s’imprime en lui.

L’âme de l’homme, qui est formée par le système des facultés psychologiques, cette âme, sous réserve d’être incorporée, l’ouvre de manière élective sur le monde intelligible, le monde psychique, celui des sujets. Ce monde est celui des pensées, des émotions, des sentiments, de la mémoire, de la volonté, de l’intelligence, des idées, des souvenirs, etc. L’âme permet à l’homme de percevoir l’âme des autres et, par le langage, d’agir sur elle. L’âme est aussi une interface.

L’esprit de l’homme, qui est aussi l’âme spiritualisée, ou plus exactement l’âme en cours de spiritualisation, cet esprit ouvre l’homme sur le monde spirituel. Il lui permet aussi d’agir en ce monde. L’esprit, de même, est une interface. Le monde spirituel, suivant les religions et les traditions, porte des noms différents. Il est le monde des « Idées » de Platon, celui de « l’Un ineffable et de l’Intelligence » de Plotin, il est le « Tao » du taoïsme, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Royaume des cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de saint Jean. Par delà le monde des apparences, ce monde est celui des essences. On le voit, l’esprit de l’homme peut se concevoir justement comme ce lieu intérieur où il peut communier avec Dieu, participer à Dieu, s’unir avec Lui, tout en devenant Lui.

Cette trilogie est à la fois très simple et très subtile. Il nous faut impérativement garder à l’esprit les quatre remarques que voici.

1 – L’homme qui a quelque expérience spirituelle, sait de source sûre que le monde spirituel est encore plus éloigné, plus dissemblable, plus exorbitant de celui du mental, que ce dernier l’est de celui du corps. Toutefois l’expression de trois mondes n’en demeure pas moins trompeuse : il s’agit, en effet, d’un même monde, mais vécu différemment.

2 – Contrairement à l’opinion commune, on peut affirmer que tout homme, sauf rares exceptions, a une certaine expérience de l’esprit. C’est lui, en effet, qui se déploie dans l’expérience de l’amour pur, ainsi que dans celle de l’émerveillement devant la Beauté.

3 – Contrairement à l’âme et au corps qui dès la naissance biologique sont « en fonction », « en action », autrement dits « actuels », l’esprit lui est seulement « potentiel », « virtuel ». Pour qu’il devienne « actuel », l’homme doit « l’actualiser », c’est-à-dire y consentir. Autrement dit : il doit naître, il doit s’éveiller à l’esprit. Cet évènement qui, sous réserve d’être authentique, entraine de profonds bouleversements dans l’être de l’homme, est classiquement désigné comme une « seconde naissance ». Celle-ci n’est autre que celle enseignée par Jésus à Nicodème au chapitre trois de l’évangile de Jean.

4 – Selon la Bible et la révélation chrétienne, la faculté de s’ouvrir naturellement et sans heurt au monde de l’esprit a été perdue lors de la « Chute originelle ». C’est pourquoi, dans cette tradition, naître une seconde fois, s’éveiller à l’esprit, équivaut à effacer le péché originel en s’affranchissant de ses séquelles.

Mais nous parlions plus haut de deux axiomes essentiels de l’esthétique contemplative du Moyen Age. Quels sont-ils ?

Cette esthétique qui, pour venir de Platon, n’en est pas moins chrétienne, remarque que non seulement le « monde de l’esprit » n’est pas séparé du « monde naturel » – lequel est formé des deux autres – mais elle constate, de plus, qu’il se reflète dans ce dernier. C’est là le premier axiome. Ce reflet, suivant les heures et les lieux, les âmes et les choses qui y participent, ce reflet est plus ou moins net, plus ou moins transparent, plus ou moins évocateur. Toutefois, des indices permettent aux hommes d’identifier les lieux et les heures de plus grande transparence, de plus profonde communion entre les mondes. Parmi ces indices, Platon le premier, remarqua que le plus sûr et le plus immédiat est la Beauté.

Non seulement la beauté de la nature – des astres et des mers, des aurores et des cimes, des animaux et des fleurs, des corps et des visages,… -, mais aussi celle que l’on rencontre dans l’imagination et les rêves, les pensées, les actes et les réalisations de l’homme. Et, en tout premier lieu, dans ses œuvres d’art, oeuvres dont la fonction primordiale est justement de faire communiquer le monde de l’esprit avec le monde naturel du corps et de l’âme. Tel est donc le premier axiome et il est capital : il dit que les lieux de beauté et les œuvres d’art sont autant de fenêtres ouvrant sur le monde spirituel, autant de fenêtres grâce aux quelles les hommes vivant dans le monde bio-psychique, dans le monde de la chair, peuvent regarder dans le monde de l’esprit. Ce qui est aussi regarder dans le futur car il appartient à la logique spirituelle et contemplative de comprendre la beauté comme indice annonciateur, comme prémices et arrhes du monde qui sera le nôtre lorsque nous serons totalement délivrés de nous-mêmes, je veux dire totalement et définitivement libérés des entraves que nous avons héritées de la chute. Ce monde ainsi anticipé n’est autre que le Paradis.

Mais il est un deuxième axiome tout aussi essentiel et même plus encore. Platon l’expose dans le Timée. Je me référerai, toutefois, à l’ouvrage La hiérarchie céleste de Denys l’Aréopagite, car c’est par ce livre, dans la traduction de Scot Erigène, que le Moyen Age, et notamment les grands abbés de Cluny, découvrirent ce second axiome. Je mentionne ces abbés car tout donne à penser qu’ils jouèrent un rôle considérable dans l’extraordinaire diffusion des tympans romans représentant les Animaux célestes.

Les deux passages du « divin Denys » que je désire citer sont ceux-ci :

« Toute émanation de splendeur que la céleste bienfaisance laisse déborder sur l’homme, réagit sur lui comme principe de simplification spirituelle et d’union céleste et, par sa propre force, le ramène vers l’unité souveraine et la divine simplicité du Père » (H.C. 1,1)

« Toutefois, et selon les dispositions personnelles de chacun, la beauté incréée communique aux hommes sa lumière et, par un mystère divin, les refait au modèle de sa souveraine et invisible perfection » (H.C. 5,1)

Ne nous y trompons pas : le secret qui est au cœur de l’esthétique médiévale est dans cet axiome, ici formulé de deux manières différentes. A défaut de le connaître, nul ne peut comprendre l’esprit dans lequel ont été peintes ou sculptées les Majestas Domini du Moyen Age. Nul ne peut comprendre l’esprit dans lequel l’image du Christ en gloire entouré des Quatre Vivants, – image qui est, de très loin, la plus sainte et la plus sacrée de l’art chrétien -, était regardée, contemplée, admirée. Ce secret dit deux choses.

Tout d’abord, que les Majestas Domini, en tant qu’œuvres d’art, sont des ouvertures donnant sur un autre monde et que, par là-même, elles ne sont en rien des illustrations, c’est-à-dire des images témoignant de l’absence du sujet qu’elles représentent. Tout au contraire, elles doivent être regardées et senties, selon leur beauté, comme fenêtres ouvertes sur l’immédiate et vivante présence de leur sujet. L’art chrétien ancien est semblable à celui des icones, ce dernier dérivant du premier : cet art ne représente pas, il présente. Il rend présent un sujet qui, dès lors, n’est plus absent, parce que présent.

Ce secret dit, ensuite, que par de telles fenêtres non seulement, comme dans un mouvement ascendant, le monde humain contemple le monde divin, l’homme contemple Dieu et émerveillé s’unit à Lui, prend part à Lui, mais, qu’en même temps et comme dans un mouvement descendant, Dieu contemple l’homme, et ce faisant lui communique ses énergies spirituelles, le spiritualise et le transforme ainsi pour l’éveiller à lui-même et le conduire à son achèvement.

En sorte qu’en ces temps, où il n’existait d’art que sacré, la fonction de l’art était d’éveiller l’homme à lui-même et à Dieu. Sa fonction principielle, et il n’en avait nulle autre, car nulle n’est plus admirable, était donc la « seconde naissance » de l’homme. Naissance mystérieuse par laquelle l’homme se défait de celui qu’il n’est pas, pour devenir Celui qu’il est. Se défait de celui avec qui il se confond pour, enfin, devenir Celui que, de toute éternité, il est appelé à devenir. Cette fonction était d’autant plus éminente et effective que l’œuvre à contempler était sainte et sacrée. Or, il est de notoriété publique que l’image du Christ auréolée des Saints animaux est de toute l’imagerie chrétienne la plus spirituelle et la plus sainte. Mais, c’est à l’enseignement qui appartient en propre à cette image étrange et mystérieuse, enseignement qui fût d’abord révélé par les premiers Pères, qu’il nous faut accorder maintenant toute notre attention.

 

III – L’herméneutique des Pères anciens :

Angélus Silésius, célèbre poète et mystique allemand du XVIIe siècle pose la question de fond en ces termes :

« On dit qu’un animal ne peut entrer chez Dieu,                          
Mais alors qui sont-ils ces quatre qui l’entourent ? »    

Le mot animal, conformément à son étymologie, désigne ici un être animé. Il vaut donc pour l’homme. Mais avant de traiter des Quatre et pour mieux les comprendre, il convient de dire d’abord un mot du cinquième, de Celui qui est encadré, désigné et admiré par les Quatre. Car le distique de Silésius est trompeur : ce cinquième ne peut être Dieu tel qu’en lui-même. Saint Jean, en effet, dès son Prologue, l’affirme : « Dieu personne ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). Et saint Paul maintes fois le confirme.

Demeure donc la question de savoir qui, Isaïe, Ezéchiel et saint Jean virent au centre incandescent de leurs prodigieuses visions. Cette question avait déjà préoccupé saint Augustin. Elle sera tranchée, pour les chrétiens, par Denys l’Aréopagite qui dira que ces visions retracent seulement « comme une image de la divinité, autant du moins que ce qui a forme peut ressembler à ce qui est sans forme » (H.C. 4,3). Et il note que la théologie appelle ces images « théophanies ». Jean Scot Erigène, au IXe siècle analysera de plus près cette question des théophanies. Mais le plus important pour notre sujet n’est pas là. Il est que depuis l’origine les artistes chrétiens ont figuré au centre des Majestas Domini le Christ lui-même, ou l’un de ses symboles immédiats comme la croix, l’agneau ou le chrisme. Ce qui est parfaitement justifié car, ainsi que l’écrit saint Paul : « Le Christ est l’image du Dieu invisible » (Col 1,15). Ce que saint Irénée dira dans les termes inoubliables que voici :

« Car la réalité invisible, que l’on voyait dans le Fils, était le Père. Et la réalité visible, où l’on voyait le Père, était le Fils » (AH, IV 6,6).

Quant aux Quatre mystérieux emplumés de l’Apocalypse, au-delà de leur face qui diffère de l’un à l’autre, attachons-nous tout d’abord à inventorier ce qu’ils partagent. On le sait depuis Ezéchiel, et leurs ailes nous le disent : les Quatre Vivants sont des anges, c’est-à-dire avant tout : des « messagers ». Mais ils sont certainement des anges de la catégorie la plus haute, la plus parfaite et la plus pure, puisque manifestement, de tous, ils sont les plus proches de la gloire de Dieu. Ezéchiel, pour sa part, précise qu’ils sont des chérubins. Il y a beaucoup à dire sur l’histoire et la théologie des chérubins. Mais pour aujourd’hui il suffira d’en préciser deux aspects.

Le premier est que les chérubins apparaissent pour la première fois dans la Bible alors que Dieu les poste, après la Chute, à la porte du Paradis, à l’Orient du jardin d’Eden, afin de surveiller et garder le chemin de l’Arbre de Vie. Dès l’origine les chérubins apparaissent donc comme des « gardiens », des « veilleurs ». Ce sont eux encore à qui sera plus tard confiée la tâche de veiller sur l’Arche d’Alliance.

Le second trait, par eux partagés, est que les Chérubins sont réputés disposer d’une connaissance infinie et merveilleuse. Origène écrit d’eux qu’ils sont « les détenteurs par excellence de la connaissance en Dieu des raisons divines ». Ce qui n’est pas rien, on en conviendra. Au XIIe siècle, Maïmonide dira des Vivants « qu’ils ne sont plus mus que par la seule et plus pure intention de Dieu ». Saint Thomas d’Aquin, le plus grand docteur en la matière, ne dira pas autre chose. Mais c’est à saint Denys l’Aréopagite que nous devons la précision capitale suivante : les chérubins ont à charge de « répandre, sans envie, sur les essences inférieures, le flot des dons merveilleux qu’ils ont reçus mystérieusement de Dieu » (H.C. VII, 1). Ainsi, ont-ils non seulement pour fonction de « surveiller » et « garder », mais aussi de « guider » et « d’instruire ». Et cela, comme nous allons le constater sous peu, ils le font admirablement.

Les chérubins sont certainement des « gardiens » très sûrs, car autrement Dieu ne les aurait pas postés aux abords de l’Arbre de Vie. Mais la tradition l’a toujours su : ils sont aussi d’excellents « guides » et si, dans les théophanies d’Ezéchiel et Jean, ils prirent visage d’homme, d’aigle, de lion et de taureau c’est certainement pour mieux guider vers le cœur du mystère qu’ils gardent. Or, ce mystère, nous l’avons dit dans la partie historique de cet exposé, les Pères anciens, dès le IIIe siècle avaient compris qu’il se déploie sur trois hauteurs. Car les Quatre Vivants disent simultanément : le monde, l’homme et Dieu. Leur enseignement, d’ailleurs à l’exacte manière de celui des mandalas tibétains, se déroule donc sur trois plans : cosmologique, théologique et anthropologique. Examinons cela.

 

Les Vivants disent le monde.

Ils font cela en suggérant de considérer et de vivre le monde sensible selon trois aspects : comme création du Christ, comme création marquée de son sceau et, enfin, comme création dont la beauté est le reflet de la splendeur divine. De fait, dans l’Apocalypse, non seulement les Vivants et les 24 Vieillards adorent et louent, jour et nuit, Celui qui est sur le trône, mais ils expliquent aussi pourquoi. Ils disent en effet : « Tu es digne, notre Seigneur et notre Dieu de recevoir gloire, honneur et puissance, parce que c’est toi qui a créé toute chose et c’est par ta volonté qu’elles ont existé et ont été créées » (Ap 4,11). Or, chanter Dieu en tant que créateur, c’est bien chanter le Logos, chanter le Christ car, comme l’écrit saint Jean : « Par lui tout a été fait et, sans lui, rien n’a paru de ce qui est paru » (Jn 1,3).

Mais les Vivants confirment aussi cette origine de la création par un chemin plus secret. Car quatre sont les Vivants alors qu’ils rayonnent la lumière et l’amour qui émanent du Christ, mais quatre encore sont les dimensions du monde physique alors qu’on l’envisage dans son équilibre et sa plénitude, sa stabilité et sa totalité. En sorte que, dans la nature, on doive considérer le nombre quatre comme « monogramme » du Christ créateur.

Saint Irénée, le premier, eut cette révélation. Et bien des Pères après lui vérifièrent que la quaternité est une signature que l’on retrouve effectivement au cœur des trois conditions définitionnelles du monde physique. Je veux parler ici bien sûr : de la matière, du temps et de l’espace. Ainsi, dans l’ordre de la matière, celle-ci connaît : quatre éléments (le feu, la terre, l’air et l’eau), quatre règnes (minéral, végétal, animal et humain) et quatre états (solide, liquide, gazeux et éthérique). Dans l’ordre du temps, celui-ci connaît : quatre âges du monde (or, argent, airain et fer), quatre saisons dues au soleil, quatre phases de la lune, quatre moments du jour, quatre âges de la vie humaine. Dans l’ordre de l’espace, celui-ci connaît : quatre points cardinaux, quatre secteurs du zodiaque, quatre branches de la croix, quatre régions du monde, quatre vents principaux, …

Enfin, les Quatre Vivants de l’Apocalypse, reprenant le cantique du Trisagion des séraphins d’Isaïe, chantent le Sanctus dont les paroles précisent que  le ciel et la terre sont remplis de la gloire de Dieu. Or, la gloire en question est émanation de la Beauté divine. Elle resplendit, elle est clarté, elle est beauté. Elle est cette beauté dont nous avons parlé, beauté qui, malgré la Chute, continue de témoigner de la transparence des mondes et qui prouve que la création elle-même doit être vécue comme une théophanie. Et, en conséquence, comme un chemin menant à Dieu.

 

Les Vivants disent Dieu.

Ils le font de diverses façons, cinq au moins. Toutes demanderaient à être longuement méditées, mais je ne pourrai ici, faute de temps, guère les commenter. Tout d’abord, nous venons de le voir, en accord avec la Genèse, les Vivants disent Dieu comme Créateur de l’univers. Il y a, ensuite, que les Quatre Vivants sont les véritables auteurs des quatre évangiles, des quatre livres qui exposent aux hommes tout ce que Dieu a voulu qu’ils sachent sur Lui. Cela saint Irénée, le premier l’a découvert, qui a écrit vers 170 : « Telle la forme des Vivants, tel aussi le caractère de l’Evangile ; quadruple forme des Vivants, quadruple forme de l’Evangile » (AH., III, 11, 9). Cela, les grands tympans romans qui montrent les Quatre Vivants donnant les évangiles au monde sans l’aide des évangélistes, cela, ces tympans le disent admirablement. Les quatre évangélistes ne sont, au vrai et seulement que les secrétaires des Vivants. Ce que les enluminures carolingiennes savaient parfaitement, mais qui sera bien oublié par la suite.

Mais saint Irénée comprit aussi le premier que les Quatre Animaux désignent le Christ, par des voies symboliques rigoureuses, dans chacun des quatre grands mystères de sa vie terrestre. Saint Ambroise et saint Grégoire expliciteront cette intuition lumineuse selon laquelle : l’homme dit l’Incarnation du Christ, le taureau sa Passion, le lion sa Résurrection et l’aigle son Ascension. Saint Grégoire écrit ainsi à propos de Jésus-Christ : « Il est donc tout pour nous, à la fois devenu homme en naissant, taureau en mourant, lion en ressuscitant et aigle en montant aux cieux ». (Homélies sur Ezéchiel, IV, 1). Tel est donc le troisième enseignement théologique des Veilleurs.

Le quatrième vient de ce que le Tétramorphe est la traduction imagée et visuelle de la forme littérale et vocale du Tétragramme sacré YHWH. En sorte que les Vivants épellent le Nom que Dieu donna à Moïse dans le buisson ardent sous la forme : « Je suis Celui- qui-est » (Ex 3,14). Nom qu’ils déclinent eux-mêmes, dans l’Apocalypse, sous la forme vertigineuse : « Celui qui était, qui est et qui vient » (Ap 4,8 ; 11,17).

Mais il y a bien plus saisissant encore. Nous venons de dire que les Quatre Vivants épellent le Nom de Dieu, soit YHWH (Yod, Hé, Wa, Hé). Or, les Cinq Vivants, ensemble formé par les quatre précédents plus le Christ, qui est « le Vivant » par excellence (Ap 1,17) -, ces cinq épellent les cinq lettres du Nom du Fils, YH(sh)WH, soit Jéchûa en hébreu, ou Jésus en français. C’est ainsi que les Majestas Domini, qui représentent le Christ au coeur du Tétramorphe, comme se dévoilant au centre même des quatre lettres composant le Nom du Père, nous invitent à le comprendre et l’aimer à la manière du Prologue de saint Jean, soit comme : « Un Dieu, Fils unique, qui est dans le sein du Père » (Jn 1,18).

Tout cela qui est dit du monde et de Dieu, comme en un seul dessin, comme en une seule image, est certes fascinant. Mais serait-ce que les Vivants, pour tant et si bien parler du monde et de Dieu, n’auraient rien à dire des hommes ? Si tel était le cas, avouons qu’au fond ils ne nous intéresseraient guère. Mais, il n’en est rien. D’ailleurs, je l’ai déjà laissé entendre : les Vivants révèlent de la vie humaine un secret abyssal. Secret plus précieux que l’or et l’émeraude, que l’argent et le rubis. Secret si peu caché que les Vivants des tympans romans continuent de le proclamer jusqu’au cœur même des grandes villes. Mais ce secret immense, nos contemporains ivres de vitesse et de décibels ont-ils le temps de l’entendre ? Le goût de le comprendre ? Ce n’est pas sûr. En tout cas le voici.

 

Les Vivants disent l’homme.

Les homélies de saint Jérôme en témoignent : il y eut des auteurs pour montrer que le tétramorphe peut parler éloquemment de l’homme naturel. Par exemple : des quatre tempéraments étudiés par Hippocrate, ou encore des grands types psycho-morphologiques aux quels chaque humain peut significativement être rattaché. Mais l’enseignement anthropologique primordial des Vivants n’est certainement pas là. Il est que les Vivants présentent et décrivent l’homme, non pas en l’état naturel, qu’il tient de sa première naissance, état où il est tributaire d’une vie imposée, partielle, relative et temporaire, mais en l’état spirituel auquel il accède par sa seconde naissance, état où il bénéficie d’une vie libre, totale, absolue et éternelle. Au vrai, les Vivants disent l’homme achevé, l’homme accompli, l’homme parfait, c’est-à-dire totalement fait. Ils disent, non pas l’amande, mais l’amandier, non pas la chenille, mais le papillon. Ecoutons à nouveau saint Grégoire lequel dit :

« Quel qu’il soit, en effet, un élu, un chrétien devenu parfait sur la voie du Seigneur est tout ensemble homme, bœuf, lion et aigle. Puisqu’un juste est toujours homme par sa raison, bœuf par le sacrifice de sa mortification, lion par sa vaillance, aigle par sa contemplation, chaque chrétien parfait peut être, avec justesse, désigné par les saints Vivants » (Homélie sur Ezéchiel, IV, 2).

Mais les Quatre Animaux célestes expliquent l’homme achevé, ou plutôt en voie d’achèvement, en suivant encore une autre logique symbolique. Peut-être plus immédiate et, pour certains, plus parlante. Celle-ci se dessine, alors qu’à la manière des premiers chrétiens ou de Pères de l’Eglise, tels par exemple Irénée et Origène, on conçoit l’homme s’éveillant à lui-même, l’homme naissant une seconde fois, comme accédant à cette condition ternaire « corps, âme, esprit » dont nous avons déjà parlé. Origène, quant à lui, met ainsi en rapport l’aigle avec le pneuma, c’est-à-dire l’esprit, l’homme avec le noüs, soit la part intellectuelle de l’âme, le lion (animal susceptible et irrascible) avec la part émotionnelle de celle-ci et le taureau avec la part corporelle. Une autre manière de lire le même symbolisme était celle-ci : les trois figures « thériomorphes », les trois bêtes donc, décryptent la quatrième : l’homme. L’aigle désigne l’esprit de l’homme, le lion animal combatif désigne son moi, son âme, qui toujours pour vivre doit s’imposer et combattre, le taureau, enfin, dans sa pesanteur et son opacité, désigne de l’homme sa part matérielle, son corps.

Qui médite et rumine avec patience et confiance ces accords symboliques d’une intelligence si profonde, forcément s’approche de l’épicentre du mystère gardé par les saints Vivants. Même s’il ne le sait pas, il est sur le point de découvrir l’entrée du chemin qui mène à ce trésor si précieux, trésor dont saint Paul disait que, jusqu’au Christ, le secret avait été gardé aux siècles des siècles dans le plus grand silence. Mais, puisque je suis vraisemblablement un peu plus familier des Vivants que vous, peut-être puis-je vous aider à mieux apercevoir où se situe l’entrée de ce chemin. Ne voyez-vous pas que les quatre figures d’homme, d’aigle, de lion et de taureau pour décrire, d’un coté, l’homme achevé et, de l’autre, Jésus-Christ, c’est-à-dire Dieu incarné, sont exactement les mêmes ? Et ne comprenez-vous pas que cette identité de signifiants symboliques est certainement tout sauf fortuite ?

Au vrai, cette identité est là, et elle est là de manière si manifeste, pour dévoiler aux hommes cette particularité de leur propre nature, que leur intelligence objective et rationnelle, si admirable soit-elle, ne saurait en aucun cas voir, ni comprendre. Elle est là pour leur apprendre qu’ils ne sont nullement enfermés dans leur condition, dans leur nature humaine, mais que, bien au contraire, sont inscrites au cœur de cette dernière et leur vocation, et leur aptitude, à participer aussi à une autre nature qui n’est autre que celle de Dieu. Cette identité symbolique rigoureuse est là pour leur dire que, tel Jésus-Christ, ils ont la possibilité de participer aux deux natures : humaine et divine. Elle est là pour leur expliquer le dessin faisant qu’ils sont appelés à devenir Christ. Pour leur remettre en mémoire le cri de saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Elle est là pour leur rappeler le sens de l’antique adage « Deus homo factus est ut homo fieret Deus », c’est-à-dire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Elle est là pour enseigner aux hommes le secret de leur immortalité. Secret qui leur dit, non pas qu’ils sont immortels, mais qu’ils peuvent l’être, et qui leur dit, et là est la merveille, comment le devenir. Savoir en naissant à nouveau, ainsi que Jésus l’expliqua de nuit à Nicodéme. Ce qui est dire très concrètement et très simplement en croyant en Lui et en aimant le monde comme Lui-même l’a aimé. Car tel est le chemin de notre métamorphose en Christ.

De même qu’il n’y a pour les chenilles d’autre moyen de voler dans le ciel que de devenir papillons, de même n’y a-t-il pour les hommes d’autre moyen de devenir immortels que de se transformer en Christ. Ce qui est dire aimer les autres et le monde comme lui les a aimés. L’ultime secret dévoilé par les Quatre Vivants de saint Jean et les Majestas Domini du Moyen Age n’est autre que celui de cette transformation, n’est autre que celui de cette bienheureuse seconde naissance, qui est naissance à l’Amour. Puissè-je vous avoir aidé, si peu que ce soit, à apercevoir et comprendre cela.

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