Le paradoxe de l’existence du mal et de l’innocence de Dieu dans la pensée de Maurice Zundel
Abbaye de Bellefontaine (Bégrolles-en-Mauges 49122) le 23 avril 2016 par Michel Fromaget
Il est toujours préférable de donner aux mots que l’on utilise un sens qui soit clair. Et c’est plus vrai encore quand le mot en question se trouve au centre de la controverse qui vient. L’innocence donc. Quelle est l’étymologie de ce mot ? Les dictionnaires enseignent qu’il vient de la racine indo-européenne nek ou nok qui signifie très précisément « causer la mort de quelqu’un ». Le mot « nuisible » a exactement la même racine. L’ajout du préfixe privatif in donne donc au qualificatif innocent le sens strict et objectif de « qui n’est pas cause de la mort de quelqu’un ». Mais, au fil du temps, le sens de ce mot s’affine en se subjectivisant. Ainsi dit-on aujourd’hui de qui est la cause effective, mais involontaire, de la mort de quelqu’un qu’il en est, malgré tout, innocent. Le mot, dans son sens complet, signifie donc non seulement « qui n’est pas la cause », mais aussi « qui ne veut pas la mort de quelqu’un ». C’est en ce sens que nous entendrons ce mot dans la suite de cet exposé.
Or donc, sur ce sujet de la cause de la mort des vivants, car eux seuls peuvent mourir, que dit l’Ecriture, car bien sûr c’est à son aune qu’il nous faudra tout à l’heure mesurer la pensée de Maurice Zundel ? Eh bien ! La chose est simple et transparente, nous lisons dans le livre de La Sagesse ces versets suressentiels : « Car Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a créé toutes choses pour qu’elles soient. Les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort… » (Sg 1, 13-14). Le mot « salutaire » signifie ici « porteur et donateur de vie ». Le fait est donc clairement annoncé avant même la venue de J.C. : Dieu n’est pas la cause de la mort, elle n’est pas dans son intention. Les créatures telles qu’il les a créées, elles aussi, sont innocentes : il n’y a en elles « aucun poison de mort », aucune cause, aucun déterminisme de mort. Sinon, comment comprendre le chapitre premier de la Genèse où nous lisons au soir du sixième jour : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici que cela était très bon. » (Gn 1, 31) ?
Mais l’A.T., s’il innocente très clairement Dieu dans le livre de La Sagesse, n’en laisse pas moins planer quelques doutes en divers autres endroits. Nous y reviendrons. En tout cas, il ne désigne pas formellement qui est la cause de la mort en acte, de la mort réellement existante en ce monde, sur cette terre. Or, le N.T. comme on sait comblera cette lacune. Il le fait dans la lettre incontournable de saint Paul aux Romains, où nous lisons (Rm 5, 12) : « Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé à tous les hommes parce que tous ont péché… ». Le N.T. innocente Dieu en désignant la cause effective de la mort effective, soit l’homme. C’est là la première et plus décisive formulation du péché originel. On notera enfin que pas une seule fois le N.T. ne dit explicitement de Dieu qu’il est « innocent ». Mais en fait, il fait mieux : il explique en quoi il est innocent, ce qui revient non seulement à l’affirmer mais aussi à défendre cette affirmation.
Reste, comme on sait, que cette innocence de Dieu, dont la validité se paye notamment de la culpabilité des nouveau-nés, est apparue dès l’origine assez indigeste. Tel est aussi le cas du paradoxe insurmontable opposant la Bonté et la Toute-puissance du Créateur à la nocivité et à la méchanceté de la Création, opposant un Dieu de vie à un monde assujetti à la mort. Il n’y a pas si longtemps, Camus dans le Mythe de Sisyphe (1942) présentait ce paradoxe ainsi : « Ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables mais Dieu n’est pas tout-puissant. Toutes les subtilités d’école n’ont rien ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe ». L’alternative porte bien sur l’innocence de Dieu car, ou Dieu est Tout-puissant et coupable, ou bien il est innocent et impuissant face au mal. Ce dilemme fondamental est d’ailleurs bien connu depuis l’Antiquité la plus haute. On le trouve en effet au cœur du « tétralemme » – généralement attribué à Epicure qui vivait au IVe – IIIe siècle av. J.C. -, sous la forme :
« Ou bien Dieu ne veut, ni ne peut éliminer le mal. Ou il le peut mais ne le veut pas. Ou il le veut, mais ne le peut pas. Ou il le veut et le peut. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? «
La quadruple alternative revient donc à ceci : Dieu méchant et impuissant, Dieu méchant et tout-puissant, Dieu bon et impuissant, ou enfin Dieu bon et tout-puissant. Si l’on admet que la bonté comprend la bienveillance et que celle-ci exclut la malveillance, donc la volonté de nuire, alors l’une des deux alternatives de fond est bien, ici, celle d’un Dieu innocent ou d’un Dieu méchant.
Or, nous le comprenons ni le livre de La Sagesse, ni saint Paul, qui se contentent d’affirmer l’innocence de Dieu, sans pour autant suspecter sa toute-puissance, ne permet d’asseoir de manière cohérente et sûre l’innocence divine. Car la réalité incontestable de la mort et du mal en ce monde ne laisse pas d’issue : soit Dieu est impuissant et il n’est pas Dieu, – ce qui est dire en fait : Dieu n’existe pas -, soit il n’est pas innocent. Ce qui est dire au sens propre et étymologique du mot, nous l’avons vu : « Il est en quelque sorte cause de la mort ». Cet argument est conceptuel, il est de l’ordre de la logique. Mais il y a plus encore et c’est là le fameux et terrible argument dit de « la larme de l’enfant ». Celui-ci n’est plus de l’ordre du concept, mais de l’affect, il n’appartient pas au registre de la déduction ou du raisonnement, mais à celui de l’expérience et du sentiment, à celui du constat, de l’effroi et du scandale.
Le premier, semble-t-il, à avoir mis face-à-face la justice de Dieu et la souffrance des enfants est saint Augustin, qui dans le Contre Julien écrivait : « En présence des souffrances si grandes et si nombreuses des enfants il est impossible de dire que Dieu est juste quand on nie le péché originel ». Mais le premier à avoir usé de cet argument, sous la forme impérieuse et péremptoire qui le caractérise aujourd’hui, celui-là est, semble-t-il, le grand critique littéraire russe Vissarion Biélinski (1811-1848) qui faisait valoir « qu’une larme d’enfant est une démonstration plus que géométrique de l’inexistence de Dieu ». Toutefois, c’est certainement à Dostoïevski, que l’argument doit sa plus grande renommée. Dans Les Frères Karamazov (1880), Ivan Karamazov s’adresse à son frère Aliocha en ces termes dont voici quelques extraits : « Mais les enfants, les enfants ? Comment justifier leur souffrance ? C’est un problème que je n’arrive pas à résoudre (…) Je renonce (…) à l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas à mon avis une seule des larmes de l’enfant martyrisé (…) le prix exigé pour l’harmonie est trop élevé. Le billet d’entrée est trop cher. C’est pourquoi je me hâte de rendre mon billet… » (1ère partie, livre 4). Ivan dit encore : « Quand bien même l’immense fabrique de l’univers apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne couterait qu’une seule larme d’un seul enfant, moi, je refuse ». Certes, Dostoïevski incrimine ici les théodicées courantes issues de saint Augustin plutôt que d’accuser Dieu ouvertement, mais le contentieux de fond reste le même. La larme de l’enfant ne laisse pas de choix, elle ne transige pas : soit Dieu n’existe pas, soit il est nuisible.
A l’époque contemporaine les deux reprises les plus marquantes de l’argument de la larme sont celles d’Albert Camus et du philosophe Marcel Conche né en 1922. Il appartient à Camus d’avoir porté cet argument à son plus haut point d’incandescence. Ceci dans son roman-récit La Peste livre dominé par les pages poignantes qui décrivent l’agonie de l’enfant Othon et par la réplique du docteur Rieux qui répond au Père Paneloux : « Non, mon père. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés ». Livre qui sert aussi d’écrin à la grande conclusion de Rieux disant : « Mais le pus grand honneur qu’on puisse faire à Dieu devant un tel spectacle, c’est d’admettre qu’il n’existe pas ».
Quant à Marcel Conche, auteur certes plus confidentiel, mais très prisé dans les milieux d’intellectuels athées, on lui doit un bel essai intitulé « La souffrance des enfants comme mal absolu » paru dans son livre Orientation philosophique dans les années 1975. Cet essai reçut un accueil mérité. Il s’inscrit dans la perspective générale de sa propre philosophie dont Marcel Conche dira plus tard : « L’expérience initiale à partir de laquelle s’est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l’enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c’est-à-dire comme ne pouvant être justifiée en aucun point de vue.» Pour le philosophe, cette souffrance et l’innocence de Dieu sont bien sûr rigoureusement incompatibles. Ainsi, lisons-nous sous sa plume : « La souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu. (…). C’est que la souffrance des enfants est un mal absolu (un tel mal garde son caractère dans quelque contexte qu’on le considère), une tache indélébile dans l’œuvre de Dieu, et elle suffirait à rendre impossible une théodicée quelconque. »
Que Marcel Conche soit l’un des grands épiciers de l’athéisme postmoderne ne doit pas surprendre : André Comte-Sponvillle et Michel Onfray, entre autres, y font régulièrement des emplettes. Mais plutôt que d’illustrer ceci prenons donc une conscience nette de cela : annoncée par quelques versets les plus incontournables de l’Ecriture, l’innocence de Dieu s’avère comme une cause passablement difficile à défendre. Ceci notamment, nous venons de le voir, tant pour des raisons conceptuelles et logiques que pour des raisons affectives de nature existentielle. Comment Maurice Zundel parvint-il à invalider ces raisons et à pouvoir ainsi proclamer plus haut et plus fort que jamais auparavant la parfaite innocence de Dieu, c’est ce que nous allons maintenant considérer. Mais l’originalité et la puissance de la réponse zundelienne, qui est celle d’un chrétien bien entendu, ne se dessinent nettement qu’une fois remémorées la spécificité des réponses apportées d’un coté par le christianisme occidental et de l’autre par le christianisme oriental à la question de l’innocence de Dieu.
De là, le plan très simple, en trois parties, que je vous propose pour nos entretiens de ce jour : 1 – La réponse occidentale ; 2 – La réponse orientale ; 3 – La réponse de Maurice Zundel.
I – La réponse du christianisme occidental :
Loin de moi l’idée de réduire le christianisme occidental au seul catholicisme. J’ai néanmoins choisi de limiter notre enquête à ce dernier, pour trois raisons : d’abord le temps nous est compté, ensuite je connais mieux le catholicisme que le protestantisme, il reste enfin que ces deux confessions, si elles divergent quant à leur compréhension de la culpabilité de l’homme, tendent, je crois, à se retrouver quant à celle de l’innocence de Dieu. Moyennant quoi je vous propose de partir du dogme de l’Eglise romaine tel qu’il se propose à notre réflexion dans le Catéchisme de l’Eglise catholique publié par J.P. II en 1992.
Dans ce catéchisme un chapitre nous intéresse particulièrement : celui réservé au « Péché originel ». Il ne comprend pas moins de 14 paragraphes consistants. Compte tenu de notre sujet, quatre affirmations de ce chapitre demandent à être ici mises en avant. Elles sont très connues et aucune ne vous surprendra.
La première pose que l’homme a été créé par Dieu dans un état dit de « sainteté et de justice originelles » (375). Ce vocabulaire et ces notions sont, bien sûr, empruntés à l’incontournable saint Thomas d’Aquin en qui J.P. II voyait, à la suite des papes précédents « l’Apôtre de la Vérité », « Apostolus Veritatis ». La sainteté originelle doit donc être comprise comme « participation à la vie divine ». Participation faisant que l’homme, en cet état, donc au « Jardin d’Eden », ni ne mourrait, ni ne souffrait. A quoi s’ajoute, caractéristique suressentielle que, Dieu étant libre, l’homme participant à sa vie, l’était lui aussi, et totalement. D’autre part, la justice originelle emporte qu’alors l’homme était en totale harmonie avec lui-même et avec la création tout entière, avec les montagnes et les mers, sans oublier Eve et les animaux.
La seconde affirmation campe, à travers les paroles du Serpent, l’existence d’une voix séductrice opposée à Dieu. Elle est celle de « la puissance des ténèbres », celle d’un ange déchu dont Jésus enseignera plus tard que celui-là « était homicide dès le commencement » (Jn 8,44). Il est le même que celui dont le livre de La Sagesse disait déjà que c’est par son « envie », que la mort « est entrée dans le monde » (Sg 2,24). Celui-là est par étymologie, par définition et par excellence, le « non-innocent ». Mais sa nocivité n’était pas telle qu’elle put, à elle-seule, inoculer la mort dans le monde. Il lui fallut pour cela tromper celui qui en avait « la garde » (Gn 2, 15) et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire l’homme. Lequel, comme on sait, usera de sa liberté en faisant le funeste choix de céder à la promesse du Serpent, c’est-à-dire, comme l’écrivait si magnifiquement saint Maxime le Confesseur, le choix « d’être comme Dieu », mais « sans Dieu et avant Dieu, et non pas selon Dieu » (398). Alors ce fut la Chute, autrement dit la perte de la sainteté et de l’harmonie originelles. La maîtrise intérieure de l’âme sur le corps est brisée, l’union de l’homme et de la femme est soumise aux aléas du désir et de la convoitise, l’harmonie avec la création est rompue : la « création visible devient étrangère et hostile » (400).
La troisième affirmation que je désirais mettre aujourd’hui rapidement en exergue est en fait multiforme. Elle vise quatre aspects fondamentaux de la Chute originelle, tous aspects clairement affirmés par le dogme. Ils concernent successivement : la peur originelle inspirée par Dieu aux hommes, l’entrée effective de la mort et donc du mal dans le monde, la déculpabilisation de Dieu et l’historicité de la faute. Concernant la peur de Dieu, qui est comme la première conséquence de la transgression et qui habite Adam à peine sa faute commise (cf. Gn 3, 10), il convient de remarquer comme y incite le catéchisme (399) qu’elle n’est pas peur de Dieu, mais peur de la « fausse image » de Dieu inoculée par le Serpent, à savoir celle d’un Dieu menteur et jaloux, d’un Dieu dont il convient donc de se méfier. La peur de Dieu n’est pas première, c’est la méfiance suscitée par le Serpent qui est première. Et cette méfiance est évidemment indissociable de l’idée d’un Dieu qui n’est pas absolument innocent. Sans quoi, il n’y aurait aucun lieu de s’en méfier.
Contrairement au livre de La Sagesse, le N.T. , en la personne autorisée de saint Paul, identifie de manière irréfutable le responsable de l’irruption de la mort dans la Création : c’est Adam, c’est l’homme. Chacun se souvient des versets mémorables du fameux chapitre V de la lettre aux Romains qui, en un seul mouvement fonde la doctrine du P.O. et innocente Dieu : « Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé à tous les hommes (…). Car si par la faute d’un seul, la mort a régné de par lui seul (…). Ainsi donc, comme par la faute d’un seul ce fut pour tous les hommes la condamnation (…). Car tout comme par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été constitué pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera constituée juste » (Rm, 5 12, 17, 18, 19). Le propos on le voit est décisif qui, en incriminant de manière assurée et quatre fois répétée l’homme seul, et même un seul homme, ce propos disculpe totalement Dieu de toute compromission dans l’avènement de la mort en ce monde.
Un dernier point d’importance capitale est celui-ci : le péché originel, cause originelle des ravages de la mort en ce monde, est un péché historique. C’est-à-dire un péché intervenu dans le temps de l’histoire. Il ne préexiste pas à l’histoire, c’est l’histoire qui lui préexiste. A ce sujet, le catéchisme de 1992 écrit avec des italiques que la Chute est « un fait qui a eu lieu au commencement de l’histoire de l’homme » (390). La Constitution pastorale Gaudium et Spes (1965) de Paul VI affirmait la même chose en disant que l’homme a « abusé de sa liberté dès le début de l’histoire » (GS, 13,1). Selon la Genèse le temps commence à s’écouler dès la création du ciel et de la terre : « Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour » (Gn 1, 6). L’homme n’est pour sa part créé que le « sixième jour » (Gn 1, 31) après la création des luminaires qui eut lieu, elle, au « quatrième jour » pour présider au jour et à la nuit. On le voit c’est bien dans le temps de notre monde mesuré par l’alternance des jours et des nuits que l’homme pécha.
Ce cadre une fois posé, revenons à la question fondamentale qui nous retient : celle de l’innocence de Dieu. Cette dernière ne fait a priori pas de doute aux yeux de l’Eglise romaine. Encore que le Catéchisme fasse preuve d’une certaine perplexité alors qu’il note que la « permission divine de l’action diabolique est un grand mystère » (395). De fait, la notion de permission fait ici question : elle suppose, en effet, que Dieu aurait pu ne pas permettre cette action. Mais alors : peut-il l’avoir permis et en être totalement innocent ? Il y a dans cette idée de permission une première faiblesse de la réponse catholique. Nous réexaminerons celle-ci en compagnie de Maurice Zundel. Mais cette faiblesse n’est pas la seule. En effet, l’inculpation de l’homme, si elle lève, en théorie du moins, le paradoxe logique d’un Dieu bon créateur d’un monde asservi au mal, elle ne gomme en rien le scandale de la « larme de l’enfant ». Ni non plus certaines affirmations de l’Ecriture qui mettent en scène un dieu foncièrement malveillant. Ainsi celle d’Isaïe plaçant dans la bouche du créateur ces paroles terribles : « Je forme la lumière et les ténèbres, je produis le bonheur et je crée le malheur, moi, Yahvé, je fais tout cela. » (Is 45, 7). Ou encore la question d’Amos : « Y a-t-il un malheur dans une ville sans que Yahvé en soit l’auteur ? » (Am 3, 6). Ceci sans oublier la figure terrifiante du Dieu de l’Apocalypse, ni celle des coupes emplies du « vin de sa fureur » (Ap 16, 1) ou encore celle de son Verbe chevauchant sur la terre vêtu d’un « manteau trempé dans le sang » (Ap 19, 13).
Conscients des insuffisances du dogme et de l’Ecriture à innocenter Dieu de manière définitive, de nombreux commentateurs dont de grands théologiens se sont attelés, à la suite de saint Augustin, à défendre rationnellement cette innocence à l’aide de raisonnements philosophiques supposés suffisants. Pour l’essentiel, ces raisonnements érigés en systèmes, que l’on appelle « théodicées », tournent autour de l’idée que l’existence de la mort, ou plus généralement celle du mal, s’avère finalement et vue de loin être un bien. Mieux même, le mal n’aurait pas d’existence en soi, il ne serait jamais qu’un défaut, un manque de bien. Saint Augustin, qui a trouvé de tels éclairages chez le philosophe néoplatonicien Plotin, dont il était un admirateur éperdu, vulgarisera cette approche en expliquant que si le mal est injustifiable d’un point de vue particulier, il a cependant sa raison d’être d’un point de vue universel. Là, en effet, il se dévoile comme partie d’un tout qui, lui, est bon. Saint Thomas d’Aquin, dans cet esprit d’abstraction méthodique dont il a le secret, reprendra l’idée que le mal n’est pas quelque chose, l’idée qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’une absence. On lui doit aussi, tant il tient absolument à raisonner en termes de causes et d’effets l’affirmation extraordinaire disant que « le bien est la cause du mal parce qu’il est nécessaire que le mal ait pour cause un bien » (cf. Somme théologique, Prima Pars, quest. 49). La célèbre théodicée de Leibnitz (1646-1716) reprendra, sous le couvert de nombreuses et subtiles distinctions, l’argumentaire hérité de saint Augustin. Nous lisons ainsi sous sa plume : « Les maux […] deviennent quelque fois des biens subsidiaires, comme moyens pour de plus grands biens ». Ou encore : « Par conséquent, toutes les fois qu’une chose nous paraît répréhensible dans les œuvres de Dieu, il faut juger que nous ne la connaissons pas assez et croire qu’un sage, qui la comprendrait, jugerait qu’on ne peut même souhaiter rien de meilleur » (Essais de théodicée, par. 35, 37). C’est là la réplique du « meilleur des mondes possibles » dont on sait le sort définitif que lui réserva le Candide de Voltaire. Nonobstant Hegel (1770-1831) lui-même n’hésitera pas dans sa monumentale Phénoménologie de l’esprit à recourir à des raisonnements de la même venue.
Las ! Vous le constatez : ces défenses de la cause de Dieu, comme disait Leibnitz, peinent à donner au dogme catholique du péché originel une plus grande solidité. Le mot de Camus demeure : ce sont là des « subtilités d’école » qui, au fond, laisse le paradoxe du mal inchangé. Et non seulement le paradoxe, mais aussi le scandale ! Pire, on peut en effet soutenir qu’elles sont, en leur principe même, scandaleuses. Ce que François Varillon mettait bellement en lumière en expliquant que la compréhension leibnitzienne du « mal comme moment nécessaire du progrès » est à la clé des politiques d’extermination de Staline et d’Hitler.
Enfin, puisque nous passons en revue les insuffisances, voire les faiblesses de la réponse élaborée par le christianisme occidental pour innocenter Dieu, comment ne pas dire un mot des deux « objections-clés » qui, aux yeux de beaucoup, dont de nombreux prêtres, et non des moindres, la ruinent définitivement en la réduisant au rang de faribole. Comment aussi ne pas dire un mot du jésuite, parmi les plus célèbres, les plus encensés, les plus adulés du siècle dernier, de ce jésuite qui courageusement prit sur lui de pulvériser sans reste le dogme de la faute originelle et de faire porter sans partage la responsabilité totale de la férocité du monde sur les épaules de Dieu. J’ai bien sûr nommé Teilhard de Chardin dont la théologie de l’innocence de Dieu demande à être ici clairement positionnée eu égard à l’estime dont elle jouit auprès de théologiens catholiques renommés.
Quant aux deux « objections-clés » dont je veux parler, toutes deux concernent les lois de la causalité. La première est plutôt d’ordre spatial, la seconde d’ordre temporel. Varillon expose la première en ces termes qui ne demandent guère de commentaires : « Est-ce parce que je fais un mauvais usage de ma liberté qu’il y a des raz-de-marée, des éruptions volcaniques, des cyclones, des épidémies ? Il est tout de même difficile d’affirmer que c’est à cause du péché que tous ces cataclysmes existent. » (JCJV, p. 270). Oui, c’est difficile, si difficile que François Varillon en vient à écrire à propos des raisonnements que nous venons d’évoquer rapidement : « A mon avis toutes ces tentatives pour innocenter Dieu n’aboutissent pas et c’est pourquoi mon dessein est de vous recommander dans l’usage de ces arguments une extrême prudence » (JCJV p. 265). Propos, comme on le voit, bien argumenté et par suite lourd d’un sens qui fait vaciller le dogme du P.O.
La seconde « objection-clé » est, en elle-même, si simple, si forte et si évidente qu’elle est jugée par la plupart des gens sérieux, comme décisive et définitive. Après elle, il n’y aurait plus qu’à tirer l’échelle. Elle se contente de faire benoitement remarquer ceci que je dirai en trois temps : 1 – La doctrine catholique comprend la chute originelle comme un fait historique qui a eu lieu dans notre univers soumis aux conditions de matérialité, spatialité, temporalité et causalité que nous connaissons. 2 – La paléontologie et l’étude de l’évolution du vivant montrent de manière indubitable que la mort et la souffrance existaient sur notre planète des millions d’années avant l’apparition de l’homme. 3 – Compte tenu des lois incontournables du déterminisme qui gouvernent les rapports de cause à effet, lois faisant qu’il est rigoureusement impossible qu’un fait puisse être la cause d’évènements qui l’ont précédé, le dogme catholique du péché originel qui affirme que l’homme est responsable de l’entrée de la mort dans le monde, ce dogme est frappé de nullité.
De fait, l’argument, aux yeux de la science, est dirimant. Peut-être plus encore que le précédent qui concernait les cataclysmes. Quoiqu’il en soit, ce sont eux, plus une réticence dont il nous parlera lui-même qui incitèrent Teilhard de Chardin à opter pour une réponse explosive puisque, loin de respecter l’innocence divine, cette réponse, sans nul état d’âme, fait de Dieu le grand moteur de la mort qui nous accable. Cette réponse doit-elle être présentée comme représentative de la position de l’Eglise catholique ? Sans doute non, puisque le Vatican l’a rejetée catégoriquement avant de mettre à l’index le livre qui l’exposait. On sait aussi qu’elle valut au grand jésuite de passer sa vie en exil. Néanmoins et nonobstant, il reste qu’il existe aujourd’hui au sein du catholicisme un courant teilhardien si tenace que le dernier catéchisme, signé de la main même de J.P. II, affirme en son paragraphe 310 – et je reprends ses termes – que « Dieu a voulu librement créer un monde en état de cheminement » et que « ce devenir comporte, dans le dessein de Dieu, avec l’apparition de certains êtres, la disparition d’autres… ». Ceci est du pur Teilhard qui s’avéra incapable de penser l’évolution naturelle sans accabler Dieu. Au vrai, alors que nous traitons de ce sujet crucial qu’est l’innocence de Dieu, l’affaire s’avère si délicate et d’une telle importance qu’il convient de lui accorder ici une attention particulière. Je me permets d’emprunter le contenu des lignes qui suivent à un bref exposé que je consacrais à la confrontation des pensées de Maurice Zundel et Teilhard de Chardin.
Comme on sait, Teilhard place Dieu au principe, à la cime et à la fin de l’évolution naturelle. A la fin de sa vie, il désignera Dieu par l’expression extrêmement significative de « Dieu de l’Evolution » et Jésus sous le vocable, non moins parlant, d’« Essence et Moteur de l’Evolution ».
Concevoir Dieu comme auteur et moteur de l’Evolution – quand bien même le Créateur, agirait sur celle-ci depuis l’origine du monde, non pas seulement par voie de « causalité antérieure » et externe, mais aussi à la manière d’une « cause finale » exerçant son attraction, son aimantation, par voie intérieure – concevoir ainsi l’action divine ne va pas sans une conséquence notionnelle d’une gravité extrême. Celle-là même qui, en 1925, valut à l’éminent jésuite de perdre son poste d’enseignant à l’Institut Catholique, puis d’être exilé en Chine. Elle n’est autre que la négation de la Chute et du Péché Originel. Pour bien comprendre cela, il suffit de reprendre la note écrite par Teilhard en 1922, ainsi qu’un texte complémentaire rédigé en 1947. On peut trouver ces textes, et donc celui qui mit le feu aux poudres, dans le tome X des œuvres du Maître.
En résumé Teilhard dit ceci. Le christianisme connaît deux grandes explications du P.O. Le première, « transhistorique » ou « métahistorique » situe la faute d’Adam avant l’histoire, avant l’apparition du monde matériel dans lequel nous vivons. Dans cette optique, ce monde matériel soumis aux contraintes du temps et de l’espace telles que nous les connaissons, ce monde apparaît du fait même de la Chute et seulement à ce moment-là. Cette solution est celle de l’Ecole d’Alexandrie, elle est celle retenue par le christianisme oriental (elle est celle que nous allons examiner dans le chapitre suivant). La seconde, privilégiée par l’Eglise occidentale et latine, place au contraire la faute adamique dans le monde matériel et temporel que nous connaissons. Disons en un temps indéterminé de la préhistoire. Selon cette dernière compréhension, la matière, le temps, l’espace et la causalité actuels ne sont pas des modalités nées de la chute, – donc d’une déchéance, d’une involution -, mais des modalités créées et voulues par Dieu.
Or, dit Teilhard, les découvertes de la paléontologie et de la géologie disqualifient totalement la conception occidentale. En effet, écrit-il, sous le regard de la science, « à perte de vue en arrière, le monde se découvre à nous en état de péché originel » (CJ, p. 62). Ceci pour la simple raison que les découvertes de la paléontologie et de la géologie prouvent irrémédiablement que les grandes conséquences de ce péché, soit la souffrance et la mort, sont apparues sur terre en même temps que la vie. Donc, ainsi que nous l’avons déjà mis en valeur, antérieurement, et infiniment, au moment où l’humanité est née à elle-même, au moment où l’homme apparut sur la terre. A l’inverse, on le comprend, ces mêmes découvertes sont parfaitement compatibles avec la conception chrétienne orientale de la création du monde. Cependant, explique Teilhard, cette conception, qui donc inclut celle d’un Eden originel et d’une « métahistoire » passablement mystérieux, est à ses yeux trop « gratuite et fantastique ». Elle est trop inintelligible à sa raison cartésienne, pour qu’il la retienne. D’où la troisième solution proposée par le savant éminent : « Le péché originel est aussi mêlé à l’être du monde que Dieu qui nous crée et que le Verbe incarné qui nous rachète » (CJ, p. 70). Solution qui exige de considérer le mal, la souffrance et la mort comme consubstantiels à la Création depuis son origine première, comme inhérents à notre finitude et à notre condition évolutive voulues par Dieu. Cette solution, on le comprend, dissout sans reste la conception classique du péché originel qui pose ce dernier, on le sait, comme un péché humain. Néanmoins, telle est bien la solution teilhardienne dont l’exposé explique que, la logique de la création nécessitant « une multitude de tâtonnements et d’essais », le Mal et la Mort apparaissent, non pas comme effet d’une faute primordiale, mais comme « un sous-produit inévitable statistiquement » (CJ, p. 227).
Saint Augustin, en son temps, l’avait bien aperçu alors qu’il méditait sur la souffrance des enfants : la négation du P.O. met dans l’impossibilité d’affirmer l’innocence et la justice de Dieu. De cette impossibilité, il semble que le père Teilhard de Chardin n’ait pas bien pris la mesure. Irrévocablement optimiste et d’une grande candeur, il préférait croire que l’évolution biologique telle qu’il la concevait et la religion chrétienne, non seulement ne s’opposent pas mais, au contraire, se complètent, s’appellent et s’éclairent mutuellement. Ainsi, en fin du Phénomène humain, dans l’une de ces envolées de plume dont il est coutumier, il ira même jusqu’à écrire :
« Effrayé un instant par l’Evolution, le chrétien s’aperçoit maintenant que celle-ci lui apporte simplement un moyen magnifique de se donner plus à Dieu. » (PH, p. 330)
« L’Evolution vient infuser, en quelque sorte, un sang nouveau aux perspectives et aux aspirations chrétiennes. » (PH, p. 331)
« Seul, il (le christianisme) peut nous incliner non seulement à servir, mais à aimer, le mouvement qui nous emporte. » (ibid)
Oui !, quand bien même il n’y aurait qu’elles, de telles paroles suffisent amplement à éclairer le propos décisif de Cl. Tresmontant qui écrit : « L’optimisme de Teilhard est tragique » (CT, p. 62). Ou encore à expliquer que Gabriel Marcel, au cours d’une conférence, ait pu clore son évocation de la pensée teilhardienne en s’exclamant :
« Je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse se tromper à ce point ! » (A.D. p. 67).
Sans nul doute, Gabriel Marcel réalisait bien tout ce que la thèse teilhardienne comporte d’insupportable pour un être humain doué de quelque sensibilité. Un mot de cela.
Le célèbre éthologiste et biologiste anglais, Richard Dawkins, théoricien de l’évolution centrée sur les gènes, auteur de Le gène égoïste et de Pour en finir avec Dieu, rappelle dans le premier de ces deux ouvrages, et à juste titre, que Darwin ne pouvait imaginer un Dieu bon qui aurait volontairement créé les cruautés affreuses de la nature. Telle, par exemple, celle de la guêpe ichneumon qui se développe en dévorant ses proies vivantes de l’intérieur, ceci tout en respectant parfaitement ses organes vitaux (LG, p. 72). L’excellent Darwin aurait été la proie du même sentiment, mais multiplié par cent, s’il avait pu assister au réjouissant spectacle de lycaons ou de hyènes dont l’heureuse nature fait qu’ils affectionnent de dévorer les buffles femelles vivantes, debout sur leur pattes, en commençant par leurs organes génitaux et en progressant ensuite goulument, par l’intérieur vers les intestins.
Afin de bien situer l’enjeu du propos qui suit, la citation que voici de Dawkins me paraît tout à fait convenable. Cet homme est un éthologiste réputé et il sait de quoi il parle. Il écrit :
« La quantité de souffrance qui est vécue chaque année dans le monde naturel défie toute observation placide : pendant la seule minute où j’écris cette phrase des milliers d’animaux sont mangés vivants ; d’autres gémissent de peur, fuient pour sauver leur vie ; d’autres sont lentement dévorés de l’intérieur par des parasites hostiles ; d’autres encore, de toutes espèces par milliers meurent de faim, de soif ou de quelque maladie » (LG, p. 78).
De cette « quantité de souffrance », il semble bien que Teilhard de Chardin, ainsi que ses continuateurs actuels, et ceci à l’exact opposé de Zundel, n’ont pas bien vu, ni senti, l’horreur inouïe. Autrement, tels Darwin, ils se seraient refusés, je veux le croire, à en rendre Dieu responsable. Or qu’affirment-ils à ce sujet, très précisément ?
Nous venons de dire un mot de la conception du P.O. inaugurée par Teilhard dans sa fameuse note de 1922, et notamment reprise dans Le milieu divin livre qui date de 1927 et dont son auteur, en mars 1955, un mois avant sa mort, confirmera l’entière validité. Cette conception affirme très clairement que l’œuvre entreprise par Dieu suppose chez ses créatures « une lente préparation » (MD, p. 78) qui les expose à la mort et aux souffrances indissociables des processus de création et d’évolution. Il semblerait même qu’en raison de la nature de ces processus – ainsi d’ailleurs « qu’en vertu même de ses (propres) perfections » Dieu n’ait pu procéder autrement (MD, p. 78). Mais qu’on se rassure : « …il se rattrapera, – il se vengera, si l’on peut dire -, en faisant servir à un bien supérieur de ses fidèles le mal même que l’état actuel de la Création ne lui permet pas de supprimer immédiatement » (MD, p. 79). Ce qui revient mathématiquement, on le voit, à affirmer que le mal et la mort sont voulus par le dessein de Dieu. C’est là, pense l’éminent jésuite, « la solution la plus digne à la fois du Monde et de Dieu » (AD, p. 266).
Telle est la conception de Teilhard, telle est celle qu’il maintiendra toute sa vie. Teilhard a beau être poète, il est en premier lieu un cérébral, un intellectuel. Les concepts lui importent plus que les réalités qu’ils signifient. Cela parait particulièrement vrai des notions de mort, de douleur et de souffrance. On pourra notamment en juger au fait difficilement croyable mais authentique que l’éminent savant ait pu publier, en septembre 1946, dans la revue Etudes, un article intitulé : « Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique » qui non seulement n’honore pas la mémoire des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, mais qui ne fait pas non plus la moindre allusion à ces deux bombardements.
Les actuels disciples du grand théologien feraient-ils plus de cas « de la quantité de souffrance » qui depuis les origines exténuent les animaux et les hommes ? Et partant : éprouveraient-ils quelque gêne à attribuer à Dieu la paternité des atrocités inhérentes à l’évolution biologique ? Nullement. Ainsi A. Boulet, dans son excellent ouvrage Création et rédemption (CLD, 1995), alors qu’il analyse le discours des derniers disciples de Teilhard de Chardin, dont le Père Gustave Martelet est le représentant le plus typique, note que ce discours se signale, premièrement, par son effort pour faire admettre que le mal est l’imperfection naturelle d’un monde en voie d’évolution, que la mort n’est pas l’effet d’un péché originel, mais qu’elle est une composante de la finitude humaine, qu’elle est inhérente à la condition du vivant, intrinsèque à l’œuvre de la création. Deuxièmement, et par voie de conséquence, ce discours se caractérise par un rejet du scandale du mal sur Dieu. Ceci sans plus de réticence que n’en témoignait Teilhard (CLD, p. 175), voire même en insistant encore plus que ce dernier sur l’idée insoutenable que l’Evolution est une œuvre d’amour. Tel est notamment le cas de la conception de l’évolution du Père Martelet exposée dans son livre L’Au-delà retrouvé (AR) et développée dans son célèbre essai : Libre réponse à un scandale. La faute originelle, la souffrance et la mort (LR).
Dans le premier ouvrage, L’Au-delà retrouvé, sont avancées, par exemple et entre autres, les affirmations suivantes :
- Les représentations traditionnelles des fins dernières sont frappées de « ridicule et d’un peu d’infamie» (AR, p. 6) ;
- Le fait de la mort ne vient pas d’un refus, d’un péché, mais il est une « loi de l’univers», une « donnée de la finitude » (AR, p. 47) ;
- Dieu créé du « non-Dieu», donc la mort n’est pas le fruit d’une imperfection, elle est « un passage obligé » (AR, p. 49).
Dans le second livre, Libre réponse à un scandale, sont par exemple et entre autres, développées les idées que voici :
- Le dogme du péché originel n’a pas à être respecté, il ne représente « qu’un point de vue culturel», celui des Pères du Concile de Carthage de 418 (LR, p. IX) ;
- A croire ce que dit saint Paul dans sa lettre aux Romains on devient « simplement idiot ou ridicule» (LR, p. 66) ;
- A propos de l’évolution, elle-même, nous pouvons lire textuellement les envolées suivantes : «Qui n’aimerait d’amour ce lent et puissant devenir d’un fleuve qui prend son temps pour mieux suivre son cours.. ? » (LR, p. 23) ; « La nature étudiée par la science se doit d’abord et toujours à l’amour de Dieu » (LR, p.127) ; « Nous pouvons être sûrs qu’un pareil chemin est celui de l’amour et de rien d’autre en Dieu » (LR, p. 87) ; « Epreuve prodigieuse qu’il faut être Dieu pour faire courir à l’homme et courir avec lui » (LR, p. 133), etc.
Ne soyons pas des autruches et regardons la réalité dans les yeux : avec une désinvolture effarante, Martelet nous demande donc d’aimer d’amour l’affolement terrorisé des gazelles poursuivies par des panthères, d’aimer d’amour cet éclat de souffrance et de terreur indicibles qui jaillit de la sombre prunelle des buffles alors que les hyènes dévorent leurs entrailles dans une orgie de mugissements, de chair déchirées et de sang…Et j’allais oublier, car cela aussi c’est l’évolution naturelle en marche, qu’il nous demande par là-même d’aimer le regard de ces enfants juifs arrachés à leurs mères afin de faciliter leur entrée dans les chambres à gaz. Mais il y a pire encore : Martelet demande aussi de voir dans ces infamies l’illustration et la preuve de l’amour de Dieu pour ses créatures. Telle est la façon dont Martelet conjugue la pensée de Teilhard en la poussant à l’extrême. Et telle la façon dont, sans le vouloir, il met à nu l’une des plus grandes et plus insupportables faiblesses du teilhardisme.
Mais assez parlé de Teilhard de Chardin et du triste traitement qu’il fait subir à l’innocence de Dieu. Il nous faut maintenant accorder toute notre attention à la réponse proposée par le christianisme oriental face au paradoxe du Dieu bon et du monde mauvais. Accorder toute notre attention à cette réponse splendide et millénaire jugée par Teilhard trop farfelue pour être, ne serait-ce qu’un instant, digne d’être par lui retenue.
II – La réponse du christianisme oriental :
Pour présenter la compréhension orientale de la Chute et par suite celle de l’innocence de Dieu dans cette délicate affaire, j’ai choisi d’en référer aujourd’hui à celui qui fut pour moi, sinon le seul, du moins et de loin, le meilleur initiateur à l’orthodoxie. Il s’agit d’Olivier Clément (1921-2009), converti à l’orthodoxie russe à l’âge de trente ans, chrétien dont vous ne pouvez être sans avoir entendu parler et dont je signale au passage qu’il fut très profondément marqué par Zundel. La lecture de ce dernier fut, en effet, pour O. Clément, je reprends ses mots : « une des grandes rencontres de sa vie » (Berdiaev, 1991, p. 141). Mais pénétrons sans plus tarder dans le vif du sujet. Par exemple en commençant par situer brièvement comment O. Clément, et par delà les orthodoxes, considèrent la cosmogonie teilhardienne. Dans son étude exceptionnelle « Le sens de la terre » parue en 1967 dans la revue Contacts, O. Clément écrit ceci que je me permets de vous présenter sous forme résumée.
Il est remarquable, écrit Clément, que Teilhard ait initialement admis qu’avant la phase d’évolution de l’esprit hors de la matière – évolution dont nous avons des preuves observables, il ait pu y avoir une phase d’involution de l’esprit dans la matière, phase par elle-même non expérimentable. Mais par la suite Teilhard a oublié cette « indication formelle » de la Bible, pour développer un évolutionnisme mystique « désastreux pour la cosmologie chrétienne puisqu’il ne laisse plus de place ni de sens à la condition paradisiaque et à la chute » (p. 278). Presque toute la théologie occidentale va aujourd’hui dans ce sens accusant de « gnosticisme » la conception originelle, alors que c’est la théologie romaine actuelle qui témoigne de son incapacité à concevoir les diverses modalités, les divers états de la Création.
Telle est pour l’essentiel cette appréciation de Teilhard par Clément dont je voulais partir. Le fait est que nous autres chrétiens d’Occident peinons grandement à imaginer ces divers états de l’être et au premier chef celui du Paradis originel, celui du monde et de l’homme avant la Chute. Or comme le souligne avec force l’évêque André Léonard dans son livre exceptionnel Les raisons de croire (Fayard, 1987), si cet état n’est pas imaginable, ni représentable, il n’en est pas moins parfaitement concevable, parfaitement pensable. Il suffit pour cela de suivre la même logique que celle suivie par les Pères anciens. Elle a la simplicité et la beauté du cristal. Elle dit que pour penser le début il faut regarder la fin, pour penser le monde d’avant la Chute il faut regarder celui d’après la Résurrection, pour penser le premier Adam il faut regarder le Nouvel Adam, regarder le Christ ressuscité tel qu’il apparaît ici-bas. Comme l’écrit O. Clément : « Le Nouvel Adam irradie le Paradis terrestre qu’il porte en lui » (p. 280). Il apparait à Marie-Madeleine sous les traits d’un « jardinier » (Jn 20,15) c’est-à-dire du gardien, du protecteur du jardin, tâche initialement dévolue à Adam au Jardin d’Eden. Or quelle est la particularité la plus saillante de la corporéité du Christ ressuscité, si ce n’est qu’elle tout à la fois en parfaite continuité et en totale discontinuité avec celle de l’homme naturel. Comme le corps qui est le nôtre, celui du Ressuscité a une forme identifiable, il est visible, tangible, localisable, il marche sur les chemins, il mange du pain et du poisson…Ce corps n’est pas une hallucination, il est bien réel au sens ordinaire du mot. Voilà pour la continuité. Mais ce corps n’est pas seulement réel au sens courant. En fait, sa réalité déborde de tous bords la réalité de notre corps, qui n’est que partielle. Le corps de Jésus participe d’une réalité totale, d’une réalité supérieure. Ce corps glorieux n’est plus notre corps de misère. Avant même sa mort le Christ en a laissé apercevoir quelques aspects merveilleux : son corps se joue de la matérialité et de la causalité, il change l’eau en vin, il multiplie les pains, il illumine, il marche sur la mer,… Après la Résurrection, il apparait où il veut, il traverse les murs…Voilà pour la discontinuité : à l’opposé de notre corps, de notre corps de servitude, qui est rigoureusement contraint par les lois de matérialité, de causalité, de spatialité et de temporalité, le corps du Nouvel Adam en est libre, totalement libre. Ainsi que le dit Zundel, ce corps, qui sera aussi le nôtre, est « un corps de liberté ». Or, comme l’expliquent les Pères grecs, et après eux le christianisme oriental, de considérer ce corps de liberté permet de penser celui de l’homme d’avant la Chute. Et non seulement ce corps mais aussi le monde qui fut le sien, le Jardin d’Eden. Car le corps et le monde où il s’inscrit forment une unité indissociable et si la matière, l’espace et le temps ne s’imposent plus au corps du Christ, comme ils s’imposent à notre corps biologique, alors c’est bien que la matière, le temps et l’espace sont susceptibles d’autres états que ceux que nous connaissons ordinairement. Et de considérer ceux-ci, de considérer « ces différents degrés de matérialité » (O.C. p. 269), de spatialité et de temporalité permet de commencer à penser de manière juste la « métahistoire ». Ce qui est dire le monde d’avant le temps en cette forme où il nous contraint, nous désespère et nous tue. Saint Grégoire de Nysse et saint Maxime le Confesseur ont tout particulièrement scruté ces différents degrés et élaboré ainsi une « théorie dynamique de la matière » (p. 267) qui autorise une intelligibilité supérieure des effets cosmiques de la Chute. Plus près de nous, de grands noms de l’orthodoxie russe, comme Soloviev, Lossky ou Berdiaev se sont consacrés à une même tâche.
Dans cette perspective gnoséologique, de même que la Résurrection ne se présente pas comme un évènement historique, un évènement qui s’inscrit dans l’histoire, puisque précisément elle est sortie hors de l’histoire, de même la Chute n’est pas un évènement historique, un évènement qui s’inscrit dans l’histoire (serait-ce seulement au début de celle-ci comme le dit le catéchisme catholique) puisque c’est en elle, et par elle, que nait l’histoire. En elle et par elle, que naissent non pas le temps, la matière et l’espace en leur forme ontologique et essentielle, mais les mêmes en leur forme existentielle, rigide et inflexible où nous avons à les souffrir. La Chute ainsi comprise est un processus de matérialisation, d’extériorisation, d’objectivation, un processus de syncope, de réification, de pétrification, d’opacification. Non pas un processus d’union, d’accomplissement et de libération, mais un processus de désunion, de désintégration, de séparation, un processus d’aliénation, d’agression et d’asservissement. Un processus qui condamne les vivants à la mort, à la souffrance et à la peur.
Saint Syméon le Nouveau Théologien qui vivait au Xe siècle et qui était un grand mystique a brossé de la Chute un tableau saisissant. Je ne résiste pas au plaisir de vous en présenter un aperçu : « Toutes les créatures lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé du paradis ne consentirent plus à lui être soumises, ni le soleil, ni la lune, ni le étoiles ne voulurent le reconnaître. Les sources refusèrent de faire jaillir l’eau et les rivières de continuer leur cours. L’air ne voulait plus palpiter pour ne pas se donner à respirer à Adam pécheur. Les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu’ils le virent déchu de sa gloire première se mirent à le mépriser et tous étaient prêts à l’assaillir. Le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulait plus le porter… » (Traité éthique, Sources chrétiennes, 122, pp ; 188-190).
Telle est donc la conception orthodoxe de la Chute, évènement total, théologique, anthropologique et cosmique. Dans la réponse de l’orthodoxie à la question de l’innocence de Dieu, cette conception joue un rôle de tout premier plan, un rôle exceptionnel. En effet, plaçant le péché originel à la charnière de la métahistoire et de l’histoire, contrairement à celle du christianisme occidental, elle est hors de portée des critiques centrées sur les cataclysmes, sur le mal cosmique et sur l’antériorité de la mort à l’apparition de l’homme. La théodicée qu’elle propose en est d’autant plus forte et pertinente.
Un dernier trait de la Chute originelle ainsi comprise demande à être enfin mis dans la lumière la plus vive. A savoir que si cette chute marque le début de notre monde matériel, elle ne met en rien un terme au monde métahistorique ou spirituel qui la précède. La Chute ni ne clôt, ni ne détruit ce dernier : elle le voile, elle le cache seulement. Ceci du fait de l’engourdissement de notre intelligence et de nos organes sensoriels qui deviennent alors si frustes et grossiers qu’ils ne l’aperçoivent plus, ni ne le comprennent plus. La « métahistoire » coexiste donc à l’histoire, le monde spirituel coexiste au monde naturel. Tout en étant radicalement distincts, ils ne sont en rien séparés. Ils se compénètrent : réalité très forte dont les rares instants d’émerveillement qui nous échoient donnent une expérience immédiate et décisive (Zundel sait très bien dire cela). Réalité très forte qui aide aussi, on le dit, à envisager plus aisément la mystérieuse « Présence réelle » du Christ dans l’Eucharistie.
Avant de clore, et pour mieux le faire, cette rapide présentation de la réponse orientale, voici deux ou trois de ses affirmations consubstantielles dont la considération permet une vue plus exacte de deux erreurs : celle de Teilhard et celle du dogme occidental. Je résume ces affirmations telles qu’on les trouvera dans l’étude précitée d’O. Clément où elles sont développées. Seront présentées enfin quelques citations du plus grand philosophe chrétien du siècle dernier, Nicolas Berdiaev (1874- 1948), philosophe russe dont la théo-anthropologie et celle de Maurice Zundel ne font qu’un. Ces citations permettront d’introduire aisément la réponse zundelienne tout en gardant un souvenir plus net encore de la réponse orientale.
Propositions extraites de « Le sens de la terre » d’O. Clément :
1 – Contrairement à la vision classique, l’histoire de l’homme ne s’insère pas dans celle de l’évolution cosmique, elle n’en est pas le produit. C’est l’inverse qui est vrai : l’évolution cosmique dépend de l’évolution et de la maturation spirituelle de l’homme (p. 255).
2 – La catastrophe cosmique de la Chute a eu pour effet simultané d’occulter la modalité paradisiaque et d’inaugurer une nouvelle condition, un nouvel état d’existence universelle, à savoir celui que nous connaissons (p. 271).
3 – Les découvertes de la géologie et de la paléontologie s’arrêtent nécessairement aux portes du Paradis terrestre puisque celui-ci constituait une autre modalité de l’être (p. 277).
4 – La science ne peut remonter au-delà de la Chute puisqu’elle n’est conforme qu’à la modalité cosmique provoquée par la Chute, puisqu’elle est inséparable des modalités de temps, d’espace et de matière qui sont nées de la Chute (p. 278).
Ainsi que nous l’avons compris, la réponse occidentale parce qu’elle localise le Péché originel dans l’enceinte du monde naturel et au fil de son histoire ne peut pas rendre compte de la dimension cosmique de la Chute. Et, du même fait, elle ne parvient pas à innocenter Dieu du mal cosmique, des cataclysmes, ni non plus des ravages causées par la mort depuis le commencement du monde jusqu’à la venue de l’homme. Cette réponse se place délibérément dans des conditions qui l’annulent, ce qui est étrange. Cette inconséquence, nous le comprenons, n’affecte en rien la réponse orientale.
Voici maintenant les quelques citations annoncées de Nicolas Berdiaev, citations qui assoient bellement cette dernière réponse. Dans De la destination de l’homme (1935) nous lisons : « Il est indéniable qu’à l’aube de l’humanité, l’univers était dans un état différent de celui de notre monde historique » (DDDH, p. 119).
Dans Essai de métaphysique eschatologique, paru en 1946 le philosophe précise la chose ainsi : « La chute de l’homme s’est produite hors de ce monde des phénomènes et hors de ce temps. Ce monde et ce temps sont, au contraire, produits de la déchéance » (EME, p. 270).
Dans Esprit et liberté paru en 1937, nous lisons : « La chute ne peut s’accomplir dans le monde naturel, parce que ce monde lui-même est le résultat de la chute. La chute est un évènement du monde spirituel ; en ce sens, elle est antérieure au monde, eut lieu avant le temps et engendra notre temps » (EL, p. 42).
Dans le même ouvrage opposant l’ordre de la liberté caractéristique du monde d’avant et l’ordre du déterminisme caractéristique du monde d’après, le philosophe de Clamart écrit :
« Le monde matériel constitue la perte de la liberté de l’esprit. C’est pour cette raison qu’agit en lui une causalité physique extérieure, qui créé l’ordre indispensable, le déterminisme (…) Nous vivons dans un monde second (…) et la nécessité qui l’enchaine est l’enfant de notre mauvaise liberté » (EL, pp. 128, 129).
Une dizaine d’années plus tard, dans De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Berdiaev, sur cette question délicate du rapport de la liberté à la nécessité, donnera cette précision qui nous intéresse aujourd’hui très spécialement puisqu’elle fait pièce à la grande objection de « la larme de l’enfant » :
« …le divin (…) se manifeste, non dans l’ordre du monde qui n’a rien à voir avec Dieu, mais dans la révolte de la personne qui souffre contre cet ordre, dans la révolte de la liberté contre la nécessité. Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant qui souffre et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. » (DEDL, p. 96).
Il ne fait pas de doute que le Dieu de Berdiaev est non seulement innocent des larmes de l’enfant, mais aussi de tout mal. Alors qu’il évoque la crucifixion, le grand philosophe russe omet rarement de rappeler l’innocence, l’innocence absolue, l’innocence suressentielle du Fils de Dieu. Dans son traité d’éthique paradoxale, il écrit ainsi : « Si le Golgotha représente la tragédie des tragédies, c’est bien parce qu’un innocent, exempt de tout péché, y subit le martyre de la croix » (DDH, p. 50). Ailleurs, Berdiaev, dans Esprit et réalité (1943) précise l’ampleur du drame en ces termes : « Ce n’est pas seulement le plus juste des hommes qui fut crucifié, c’est le Fils de Dieu qui fut crucifié. La souffrance imméritée est une souffrance divine. Et la souffrance du Dieu innocent apporte le salut à toute souffrance humaine. » Berdiaev écrit bien : « du Dieu innocent » car, pour lui bien sûr, et il le précise deux lignes plus loin : « le Fils de Dieu, c’est Dieu lui-même. » (ER, p. 133).
L’innocence de Dieu, la pure et parfaite innocence de Dieu ! Sur le fond de tableau des deux réponses précédentes, il nous reste à regarder comment se dessine celle du vieux Maître suisse ainsi qu’à mettre en valeur ce qui la particularise.
III – La réponse de Maurice Zundel :
Zundel, comme Claudel, lors de sa fameuse illumination de Noël, en décembre 1886 dans l’église Notre-Dame à Paris, Zundel reçut la révélation de l’absolue et éternelle innocence de Dieu. Le premier trait caractéristique de la réponse zundelienne au paradoxe du Dieu bon et du monde mauvais est tant la place cruciale que tient cette révélation dans son œuvre que la limpidité, la force et la puissance de jaillissement avec laquelle elle est affirmée. Ainsi, en décembre 1959 à Lausanne, lors d’une homélie donnée le 3e dimanche de l’Avent, le prédicateur immense s’adresse à l’assemblée en ces termes : « Voyez-vous, tout le Christianisme, toute la Révélation depuis la Genèse, c’est le cri de l’innocence de Dieu ». Au Cénacle de Genève, le 30 janvier 1972, il formule cette hypothèse magnifique qui porte l’empreinte de son expérience mystique si profonde : « Peut-être est-ce là la plus sublime image du Jugement dernier : une sorte de confrontation silencieuse avec l’innocence de Dieu ». C’est ainsi que, selon moi, le vieux Maître suisse, en deux lignes à peine, nous fait pénétrer plus avant dans le mystère du Jugement dernier que les 15 articles que lui consacre la Somme Théologique.
Alors qu’il évoque l’innocence de Dieu, une expression caractéristique revient à la bouche de Maurice Zundel : plutôt dix fois qu’une il parle du « cri de l’innocence de Dieu ». Ce cri, l’abbé Zundel l’entend aussi bien dans la scène du premier Jardin, celui du Paradis, que dans celle du dernier Jardin, celui de l’Agonie. Déjà, dit Zundel, la scène du Paradis innocente clairement Dieu des maux qui nous accablent, mais c’est à Gethsémani que le vrai visage de Dieu se dévoile totalement. Et ce visage est celui d’une innocente victime. Non seulement Dieu est totalement innocent du mal, mais encore, mais aussi, mais surtout, il en est la première et plus immédiate victime. C’est là un thème fondamental de la théologie zundélienne. Zundel le dit textuellement : Dostoïevsky, Biélinski, Camus, pour ne citer qu’eux, sont mille fois pardonnés par Dieu lui-même de préférer le nier, plutôt que de le penser, ne serait ce qu’un instant, complice de la souffrance injustifiable d’un seul enfant. Sur ce sujet, Zundel, comme Berdiaev, est catégorique. Il écrit : « Plus on dira l’horreur du mal fait aux innocents, plus on affirmera que Dieu est en eux, avec eux et qu’il est martyr au-dedans d’eux-mêmes » (HPH, 165). Dans l’innocent qui pleure et hurle, c’est Dieu qui pleure et hurle. Affirmation inouïe et abyssale, réitérée cent fois par Zundel et en qui, seule, se trouve la vraie réponse aux questions sincères ou perfides qui demandent : « Mais où était donc Dieu lors de la Shoah, et aux jours d’Hiroshima et de Nagasaki ? ». Quel dommage que Camus soit mort avant que Zundel ait pu lui expliquer cela.
Le lien du péché originel à l’innocence de Dieu ne fait aucun doute dans la pensée zundelienne. Selon Zundel ce péché innocente Dieu non seulement du mal commis par les hommes mais aussi, comme cela est le cas dans la réponse orientale, du mal cosmique, du mal provoqués par les cataclysmes naturels. Par exemple, en avril 1962, au Couvent des Carmes de Bruxelles, alors qu’il campe la Création du monde comme une « co-création » de Dieu et de l’homme, donc comme une histoire à deux, le vicaire d’Ouchy dit très exactement ceci : « Histoire à deux et qui est une histoire d’amour, et c’est pourquoi le récit de la faute originelle nous fait entendre le cri de l’innocence de Dieu. Dieu n’est pour rien dans le mal, dans la souffrance, pour rien dans la mort, pour rien dans les désordres et les catastrophes cosmiques,… ». L’importance sans pareille du péché originel étant ainsi affirmée, examinons de plus près comment Maurice Zundel comprend ce péché. En quoi consiste-t-il ? Appartient-il à la « métahistoire » ou à l’histoire ? A-t-il eu lieu dans le temps, ou hors le temps ? Sa portée cosmique est-elle sûre, si oui comment la comprendre ? Pour enfin pénétrer jusqu’au cœur de la conception zundelienne de l’innocence divine, il nous faudra accorder une attention particulière à la manière dont le vieux Maître suisse concilie la liberté de Dieu avec son innocence.
Quelle est donc la nature de ce péché ? Zundel, en mars 1969, prêche la Semaine Sainte en Egypte au Carmel de Matarieh. Il donne alors un exposé exclusivement centré sur le dogme du péché originel. La séquence des quelques extraits qui suivent dessinent clairement la manière dont il conçoit ce péché :
« Ce dogme est discuté aujourd’hui. Il l’a été toujours. Il l’est de nouveau et, pour aller à la rencontre du dogme, pour le situer précisément à l’intérieur de notre vie spirituelle, nous devons prendre conscience de ce fait que notre vocation est de faire de nous une origine de nous-même. Il est clair, en effet, qu’au centre de toute vie spirituelle nous rencontrons le problème de la liberté. Le grand trésor de l’homme, c’est la liberté dans ce sens que la liberté signifie qu’il n’est pas appelé à subir sa vie comme un destin, comme une fatalité, comme une nécessité extérieure à lui-même, mais qu’il est appelé à faire sa vie, à être la source de sa vie, à être l’origine de lui-même
Comment peut-il être l’origine de lui-même ? Nous l’avons vu souvent : la seule manière pour nous d’être l’origine de nous-même, c’est de nous vider de nous-même pour n’être plus qu’un don, une offrande, un élan d’amour vers cette présence mystérieuse qui est cachée au fond de nous-même. »
Les zundeliens sont familiers de telles paroles. Ils connaissent bien ce chemin qui est celui de notre nouvelle naissance auquel Zundel, comme tous les mystiques authentiques accorde une attention extrême. Plus loin, le prédicateur immense dit :
« C’est à ce niveau aussi que le péché se situe. C’est à ce niveau que le péché révèle sa véritable nature qui est le refus de se faire origine (…), qui est la décision au fond de se subir, non pas de se créer et de se recréer, non pas de se transformer radicalement, mais de se subir, d’être une chose dans le monde, d’être un élément parmi tous les autres, d’être à la remorque de toutes les forces obscures qui sont à l’œuvre dans l’univers minéral, végétal et animal. »
En ces termes, le P.O., finalement à la manière de tout péché, se profile lui aussi comme refus de la « nouvelle naissance », refus de cette naissance qui réalise le dessein divin en nous faisant devenir enfants de Dieu. Ainsi qu’il va nous l’expliquer dans un instant, Zundel considère que l’humanité nait sur terre le jour où l’homme prend conscience de cette liberté qu’il a de pouvoir prendre du recul par rapport à sa condition antérieure, qu’il a le pouvoir de commencer à se libérer des déterminismes animaux qui jusqu’à présent commandaient tous ses choix. Ce jour n’est autre que celui où il prend conscience de sa liberté et où il fait le choix véritablement décisif, soit de commencer à en user courageusement, soit de s’en méfier. Et Zundel de préciser, ce qui écarte sa réponse de celle du christianisme oriental :
« Et il n’y a pas besoin, pour admettre cette puissance de la première pensée, il n’y a pas besoin d’admettre un paradis qui aurait été une espèce de lieu de rêve où toute la vie aurait été une jouissance que rien n’aurait troublée. Il n’y a pas besoin d’admettre une connaissance autre que celle qui est donnée par la pensée elle-même lorsqu’elle perçoit tout son pouvoir de choix et de décision, il n’y a pas besoin d’imaginer que ce premier homme était promis à un bonheur fantastique, qu’il n’aurait jamais connu la douleur ou la mort, à supposer qu’il ait été fidèle. »
Le grand prédicateur souligne, ensuite, ceci qui fait que sa thèse diffère aussi très sensiblement de l’interprétation classique du péché originel :
« Ce récit de la Genèse, qui est une première révélation de la grandeur de la pensée, de la grandeur de l’homme, de sa vocation créatrice est aussi une première révélation de l’innocence de Dieu. Dieu est innocent dans ce sens, comme le récit de la Genèse le montre, que ce n’est pas lui qui a introduit dans le monde l’angoisse de la mort, la soumission de l’homme à ses instincts, la dureté du travail et les douleurs de l’enfantement. Tout cela résulte d’un refus d’amour originel qui a refusé la promotion de l’humanité et de l’univers au plan et au niveau de la liberté. »
Les mots-clés sont ici : « au plan et au niveau de la liberté ». En effet, la compréhension classique du péché originel, celle par exemple exposée par le théologien et exégète Pierre Grelot dans son maître ouvrage Péché originel et Rédemption (1973), le présente en tant que refus de l’homme d’accepter le privilège de Dieu qui serait de déterminer seul le bien et le mal. En bref, il s’agirait du refus orgueilleux d’Adam, donc de l’homme, d’admettre son humble condition de créature qui fait qu’il est dépendant de Dieu. Or, dit Zundel, dans la même conférence : « Cette position, je ne puis pas la recevoir, je ne peux pas l’admettre parce que, justement, la révélation de la Genèse, c’est un commencement de révélation. » Zundel dit ici qu’il ne peut recevoir la compréhension classique parce que celle-ci n’a de sens que face au Dieu vétérotestamentaire, lequel est un Dieu qui commande, impose et interdit, un Dieu despotique, autoritaire et menaçant. Naturellement et nécessairement, cette image de Dieu induit de comprendre le P.O. comme un « acte de liberté », comme un « choix de refus d’obéir », choix d’ailleurs courageux et même héroïque. Cependant dit Zundel cette compréhension qui a du sens au début de la Révélation, n’en a plus à la fin. Car le Dieu de Jésus-Christ n’est plus celui de l’A. T. : ce Dieu est Amour, il est celui du lavement des pieds, il est celui dont saint Irénée a dit « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ». C’est-à-dire l’homme fondamentalement, essentiellement et totalement libre. Notamment libre de se construire lui-même comme il l’entend, libre de faire de l’univers ce qu’il veut. En conséquence de quoi, souligne l’immense prédicateur suisse, le P.O. ne peut plus être compris comme un « acte de liberté » – compréhension assez flatteuse -, mais doit l’être au contraire comme « refus de liberté », comme refus d’une liberté qui fait peur. En résumé, nous dirons que le péché originel de Zundel n’est pas le fruit de l’orgueil, mais celui de la peur, précisément de la peur d’être libre. Nous aurons à revenir sur cet aspect en toute fin de cet exposé.
Comment l’oblat d’Einsiedeln pense-t-il les temps et lieu de la faute d’Adam ? Le fait que, comme nous l’avons entendu, il préfère, d’ailleurs comme Teilhard de Chardin, se passer de l’hypothèse du paradis terrestre nous met déjà sur la piste de sa réponse. Celle-ci ne fait guère de doute : de même que Teilhard, Zundel est un esprit cartésien qui sait ce que science veut dire et il admet bien sûr l’évolution naturelle. Mais, à la différence de Teilhard de Chardin, il n’évacue pas le P.O. mais au contraire le place au sein même de l’évolution. Ecoutons-le.
Dans la même conférence de Matarieh, Zundel explique :
« Nous ne savons pas quand l’homme est né, quand il est apparu, où il est apparu. On recule son existence jusqu’à un million d’années, jusqu’à deux millions d’années dans certaines hypothèses, ce qui fait de notre histoire une histoire extrêmement vieille dont il ne reste que très peu de traces puisque nous n’atteignons guère, par l’histoire, que 5 à 6000 ans avant Jésus Christ. Le reste appartient à la préhistoire, aux traces que nous pouvons retrouver, à des squelettes comme ceux du pithécanthrope, de l’australopithèque, du sinanthrope, le reste appartient à des hypothèses, des constatations sur l’évolution des animaux, à des formes de passage qui nous font admettre que la vie s’est développée et que, d’une manière possible, un rameau animal a été comme la préparation du rameau humain mais, quelle qu’ait été la préparation animale à la vie humaine, la transformation du squelette en particulier, la transformation du cerveau, la capacité de la boite crânienne qui est capable de loger un cerveau toujours plus grand, quelle qu’ait été l’évolution animale qui a précédé l’homme et qui l’a préparé, l’homme n’est vraiment apparu qu’au moment où un ou plusieurs individus ont été capables de ce choix fondamental qui engage l’être tout entier et qui lui permet d’être l’origine de lui-même.
On peut donc dire que l’homme a existé le jour où a éclaté dans l’histoire ce phénomène incroyable, prodigieux d’une pensée ; c’est-à-dire où un individu pouvait exister depuis un certain temps sans rien, d’ailleurs, manifester de sa pensée, et où tout d’un coup la pensée a jailli avec cette puissance de choix qui atteint jusqu’à la racine de l’être. »
Peu après, il propose cette acception particulièrement intéressante de l’éclosion d’une pensée enfin capable de liberté :
« Vous savez que l’on parle, lorsqu’on traite de l’évolution, de chaînons mutants. Un chaînon mutant, c’est un animal ou une série d’animaux qui présentent des caractères mixtes appartenant à deux genres différents. Si vous voulez un exemple simple, c’est celui de l’archéoptéryx dont le nom veut dire oiseau primitif qui est, en même temps, qui présente à la fois les caractères d’un reptile et d’un oiseau, qui est par excellence l’exemple d’un chaînon mutant. Le chaînon, c’est une maille dans la chaîne. Et mutant veut dire celui qui indique le changement, celui qui porte la trace et le signe du passage. L’archéoptéryx représente donc un chaînon mutant entre les reptiles et les oiseaux.
Dans le cas de l’homme qui arrive au bout d’une très longue évolution animale, le chaînon mutant, ce n’est plus une forme physique comme une partie du squelette, comme la forme du cerveau et sa grandeur, dans le cas de la première pensée, selon la vocation qui est celle de toute pensée, le chaînon mutant c’est cette pensée elle-même. Ce n’est plus une réalité physique qui s’ajoute comme une pièce de squelette qui se modifie, comme la forme du cerveau qui se complique, le chaînon mutant, c’est la décision même que cette pensée va prendre. »
Environ vingt ans plus tôt, en février 1950, à Saint Sèverin, à Paris, Zundel qui alors n’oublie pas de préciser ce qu’il pense du Paradis terrestre, exposait la même vision en ces termes :
« La différence essentielle du choix originel au nôtre est, selon une exégèse issue de saint Paul, que la première pensée constituait une charnière décisive dans l’évolution et qu’elle avait un pouvoir d’orientation pour tout l’avant et pour tout l’après, en vertu d’une influence intemporelle qui la précédait, en quelque sorte, et qui devait lui survivre – comme une bifurcation qui ne se présente qu’une fois, ainsi qu’il arrive pour l’âge de raison dans la vie de chacun. Elle était investie, en d’autres termes, d’une fonction vicariale à l’égard de l’univers aussi bien qu’à l’égard de l’humanité et toute l’évolution lui était, d’une certaine manière, pré-ordonnée ou post-ordonnée. Ceci n’implique aucune vue historique ni sur le temps ou le lieu où apparut cette première pensée, ni sur la race qui en eut le privilège et la responsabilité, ni sur l’origine unique de l’homme à partir d’une seule et même souche ou sur l’hypothèse contraire du polygénisme qui conçoit la vie humaine comme surgissant en plusieurs lignées indépendantes les unes des autres, ni sur le paradis terrestre, qui ne fut vraisemblablement qu’une possibilité réelle mais jamais réalisée – comme le sont si souvent les promesses contenues dans le berceau d’un nouveau-né – puisque la vraie vie humaine n’a pu réellement commencer qu’avec l’acte premier de la première pensée, prenant position en face de Dieu, du monde et de soi, avec le sens plénier des responsabilités dont elle était investie ».
Aucun doute n’est possible : le péché originel de Zundel, en tant que mauvais choix permis par une pensée libre présentée comme « charnière décisive », comme « chaînon manquant » de l’évolution naturelle, laquelle ne se déroule pas ailleurs que sur notre terre et dans l’histoire, ce péché est bien un « péché historique ». Mais, alors, si tel est le cas, ce péché ne peut être raisonnablement compris comme étant à l’origine des cataclysmes naturels, ni de la mort non moins naturelle de milliards d’êtres vivants et souffrants qui ont précédé l’apparition de l’homme dans la chaine de l’évolution naturelle. Nous connaissons l’argument et sa force qui en fit reculer plus d’un, dont Teilhard ainsi que nous le savons. Or, nonobstant cette aporie formidable, Zundel, qui est tout à la fois un grand spirituel et un intellectuel très averti des sciences de son temps, Zundel, lui, ne lâche rien : le P.O. est indissociablement, pour lui, et un fait historique et un évènement cosmique. Comment est-ce possible ? Avant de répondre précisément à cette question, l’historicité indubitable du péché originel zundelien venant d’être prouvée, c’est sa portée cosmique et cataclysmique dont nous devons nous assurer.
Cette portée, nous nous en souvenons, était clairement annoncée dans cette conférence de Bruxelles d’avril 1962 où le vicaire d’Ouchy affirmait avec force : « Dieu n’est pour rien dans le mal, dans la souffrance, pour rien dans la mort, pour rien dans les désordres et les catastrophes cosmiques ».
Cette question des catastrophes cosmiques, ainsi que celle des souffrances animales non provoquées par l’homme qui lui est connexe, est au cœur de la réflexion de Zundel. Il y revient sans cesse. Ecoutons-le. En 1972, au Vatican, en présence du Pape, il posait ainsi le problème devant la curie romaine :
« Comment comprendre tous ces cataclysmes d’une terre encore mobile qui glisse en quelque sorte sur un magma qui se disloque sans aucune considération des hommes qui vivent à sa surface ?I1 y a une somme de maux incroyable, il y a la souffrance des animaux à laquelle je suis très sensible, finalement ce spectacle extraordinaire d’une nature où tous les vivants sont ou proie ou prédateurs, où ils sont mangés ou mangent les autres. Quand ce lion qui chevauche un zèbre qu’il est en train de dévorer triomphe, bien entendu, par sa force de cet être plus faible, le cœur se soulève d’horreur: pourquoi toute cette douleur? Qu’est-ce qu’elle signifie? Comment peut-elle être compensée et rachetée? Et où est Dieu dans tout cela ? »
En septembre 1965 à Ballaison, dans sa grande conférence sur le Mal, Zundel martelait: « Le hiatus est évident. Il est impossible que ce Dieu intérieur soit complice et, davantage encore, soit l’auteur de cet ordre effroyable qui nous scandalise … ». Je pourrai multiplier par cent les exemples de cette indignation principielle qui laissait Teilhard de glace. Mais c’est inutile : nous le savons et vous l’avez compris, pour le vieux Maître suisse, comme le disait Pascal, le monde que nous vivons n’est pas « en l’état de sa création ». Le monde où nous nous débattons n’a pas été créé, ni voulu par Dieu. Il est celui défiguré, opacifié, meurtri, perverti par le « péché originel ».
Mais alors donc, si ce dernier surgit bien dans le temps de ce monde, comme le laisse entendre Zundel, comment expliquer qu’il soit à l’origine des horreurs qui le précèdent ? Ecoutons très attentivement la réponse du prédicateur exceptionnel. Réponse qui déjà se dessinait dans un extrait cité précédemment où l’orateur évoquait du P.O. « l’influence intemporelle qui le précédait » (Saint Séverin, 1950).
En fait, à l’exacte manière de Nicolas Berdiaev, et contrairement à Teilhard de Chardin, Zundel prend ouvertement partie en faveur de la faculté qu’auraient les actes « pleinement libres » – à savoir les actes qui ont des conséquences spirituelles et possiblement atemporelles – de « refluer celles-ci sur l’ensemble du temps passé, présent, futur » (cf. Rouiller, p. 166). Faculté qui serait telle que, dans l’histoire, ses conséquences pourraient apparaître avant même la réalisation de leur propre cause. Le prédicateur suisse revient plusieurs fois sur cette question (LF, p. 69 ; JEA, p. 124 ; conférence inédite de 1965 à Beyrouth citée par Rouiller, p. 167, etc.). Par exemple, dans Hymne à la joie, je lis ce passage très explicite, qui ici nous suffira :
« Il est peut-être aventureux d’imaginer que la défaillance de la créature raisonnable, la dernière venue, puisqu’elle surgit après une très longue histoire animale, ait pu influencer (…) l’évolution de celle-ci. Mais outre que d’autres créatures intelligentes que l’homme puissent, éventuellement, être mises en cause, il n’est pas sûr qu’un acte libre se situe dans la même durée que les phénomènes physiques. Le contraire est plus probable. Il se pourrait donc que l’homme, au niveau de l’esprit, soit capable d’exercer une influence qui précède en quelque manière sa naissance charnelle (…) » (HJ, p.59)
Comme de juste cette hypothèse de réversibilité du temps provoque les sarcasmes hilares des esprits forts et les cabrioles de ceux qui croient encore que les atomes sont semblables à de petites billes. Mais ils ont tort. Il y a tout d’abord que le prédicateur suisse ne sort pas cette hypothèse comme un lapin d’un chapeau. Elle est très extrêmement ancienne : le premier christianisme la connaissait déjà. Saint Théophile d’Antioche, au IIe siècle, la formulait très simplement ainsi :
« Il se pourrait que l’action de l’homme ait reflué en arrière dans le temps, et que ce soit l’homme qui soit la cause de toutes les violences apparues avant lui dans l’histoire » (cité par R. Habachi dans Panorama…, p.251, texte et source à vérifier).
La vraisemblance de cette hypothèse court aussi, comme en filigrane, tout au long de la « théorie dynamique de la matière » élaborée par Grégoire de Nysse (330-395) et Maxime le Confesseur (580-662). La réalité est complexe, infiniment complexe, notamment celle des rapports liant le actes déterminés et les actes libres. Comme le disait de manière si suggestive Olivier Clément : « La Création ne s’impose pas plus à l’homme que le Créateur » (in : « Le sens de la Terre »).
Il y a, ensuite, que la relativité du temps et de l’espace, ainsi que les découvertes et expériences de la physique des particules incitent fortement à ne pas concevoir le temps de manière rigide. Certes, encore qu’on ait pu le croire il y a peu encore, ces expériences ne démontrent pas que les photons puissent se déplacer plus vite que la lumière, condition sine qua non pour que certains effets puissent se produire avant leur cause. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’hypothèse de « causalité rétrograde » formulée par le physicien O. Costa de Beauregard demeure, pour expliquer différents cas d’interaction entre particules, l’hypothèse la plus « sobre », la plus « économique », et peut-être même la plus « probable ». En cela la microphysique, comme l’Ecriture, plaide pour la réalité d’une « causalité logique » non tributaire de la « causalité chronologique » laquelle ne serait qu’un simple aspect de la précédente.
Mais voici que nous touchons au terme de cette réflexion sur l’innocence de Dieu telle que la concevait Maurice Zundel. J’aimerais, pour clore notre propos, la situer de manière synthétique en regard des réponses occidentale et orientale.
En bref, la réponse de l’Eglise catholique, conformément à la Genèse et à la lettre aux Romains s’attache à innocenter Dieu de l’irruption du mal et de la mort en ce monde. Mais totalement prisonnière de son choix d’en référer à saint Thomas d’Aquin pour comprendre le monde et Dieu, elle continue de voir en ce dernier, non seulement le même que celui mis en scène par Isaïe et Amos, mais aussi le « moteur immobile », la « cause première », et non seulement première, mais aussi « impassible », de toutes les causes secondes. Moyennant quoi elle ne parvient pas innocenter Dieu ni dans l’ordre conceptuel, ni dans l’ordre existentiel. Ce qu’elle semble avouer alors qu’elle en vient à parler de la permissivité de Dieu à l’endroit du mal. A ceci s’ajoute son inclination récente à considérer l’évolution dans une perspective teilhardienne ce qui revient, nous l’avons compris, à promouvoir, au sens propre des mots, l’idée du Dieu « le moins innocent » et « le plus nuisible » qui puisse jamais se concevoir.
La réponse orientale telle qu’elle s’explicite en particulier dans les œuvres des Pères grecs comme Grégoire de Nysse ou Maxime le Confesseur, ainsi que chez les théologiens russes du siècle passé, tels Soloviev, Lossky, Kowalevsky, Berdiaev, Olivier Clément et d’autres encore, cette réponse est sans mesure plus satisfaisante. Conformément à l’Ecriture, elle s’enracine profondément dans la certitude de la coexistence de deux ordres distincts : l’un originel, principiel, essentiel et spirituel, l’autre matériel, causal, spatial et temporel. Le premier est gouverné par la grâce et la liberté, le second par le déterminisme et la causalité. Dans cette perspective, Dieu, qui est étranger à tout déterminisme et n’agit que dans la liberté la plus pure, ne peut en aucun cas être cause du mal et de la mort. Il est, au sens étymologique du mot, totalement innocent du mal et de la mort existant, du mal et de la mort « en actes » ici-bas. Est-il, pour autant, totalement innocent du mal et de la mort « en puissance », totalement innocent « de la possibilité » du mal et de la mort ? Je ne sais si, sur ce sujet, l’orthodoxie a une réponse unanime. Mais si cette réponse est la même que celle de Berdiaev, alors elle est certainement oui. Car selon le philosophe russe, qui est certainement l’un des plus grands théologiens des temps modernes, l’éventualité du mal et de la mort est inscrite au cœur de liberté essentielle comme celle du bien et de la vie est inscrite au cœur de l’amour. De cette inscription, Dieu n’est pas libre, pas plus que de tracer un carré à trois cotés. Elle s’impose à lui : il n’en est pas la cause, il n’en est pas responsable. Il en est donc innocent.
Mais revenons maintenant à la réponse propre de Maurice Zundel. Un trait révélateur de cette réponse est le suivant. On l’a vu, le catéchisme de 1992 pose que Dieu, sans être responsable du mal et de la mort, les « permet ». Il parle de cette « permissivité », nous l’avons dit, comme un grand mystère. Or Zundel ne peut évoquer cette soi-disant permissivité sans devenir positivement « enragé ». C’est lui-même qui le dit, et plutôt dix fois qu’une. Ainsi dans son ouvrage Recherche du Dieu inconnu (1949) ou encore au fil de cette conférence donnée à Londres en février 1964 où il s’écrie : « C’est pourquoi j’enrage quand on dit : » Dieu permet le mal. » Mais non, Dieu ne permet jamais le mal, il en souffre, il en meurt, il en est le premier frappé et, s’il y a un mal, c’est parce que Dieu en est d’abord la victime ». Il y a en outre que dire de quelqu’un qu’il « permet » n’a jamais de sens, comme nous l’avons fait déjà remarquer, que s’il peut « ne pas permettre », que s’il peut « interdire ». Or, nous venons de le comprendre grâce à Berdiaev, Dieu n’a pas la possibilité, ni d’interdire l’actualisation du mal puisqu’il a voulu et créé l’homme totalement libre, ni d’interdire la possibilité même du mal puisqu’elle est consubstantielle à la notion même de liberté. La « rage » de Zundel le montre, sur ce point, comme sur tant d’autres, la compréhension de l’innocence divine propre au vieux Maître suisse rejoint étroitement celle du philosophe russe. Elle en diffère cependant en ce que Zundel n’a de cesse de montrer que la plus belle, la plus grande et la plus convaincante caution de la totale innocence de Dieu à l’endroit du mal, de la souffrance et de la mort est le fait qu’il en soit la première victime. Cette caution, à ses yeux, est la plus précieuse qui se puisse concevoir : et de fait, que vaudrait à nos yeux l’innocence d’un Dieu qui, certes, serait pour rien dans la mort des animaux et des hommes mais qui, au lieu de les accompagner dans leurs tribulations et leurs souffrances, se contenterait de contempler leurs agonies ? A ma connaissance, on ne trouve pas chez Berdiaev cette insistance sur ce lien qui lie la Passion du Christ à l’innocence de Dieu.
Vient aussi que, comme nous l’avons montré, Zundel comprend le péché originel « à l’occidental », c’est-à-dire comme un péché « historique », alors que le philosophe russe, à la manière orientale, le considère comme « métahistorique », comme appartenant « au temps avant le temps ». Mais, cette différence est-elle essentielle ? Pour ma part, je ne le pense pas. Car comprendre le P.O. comme un évènement appartenant à l’histoire, – mais essentiellement libre des contraintes qui conditionnent la chronologie et l’histoire, ce que fait Zundel -, et le comprendre comme relevant de « la métahistoire », ce que fait Nicolas Berdiaev, n’est-ce pas au fond deux manières différentes de dire la même chose ?
J’aimerais d’autre part, pour terminer, encadrer à la mine d’or cette conception puissante qui associe étroitement l’innocence de Dieu à la liberté qu’il offre à Adam et par delà au péché originel compris comme peur et refus de cette liberté offerte. Zundel lui-même l’a montré, une telle conception s’harmonise parfaitement avec l’angoisse qui assaille l’être humain dès qu’il sort de la sécurité de ses instincts ou de celle assurée par la collectivité à laquelle il appartient, ce qui se constate tous les jours.
Oui ! La conception zundelienne de l’éternelle innocence de Dieu est, avec celle de Nicolas Berdiaev, la plus achevée, la plus aboutie que j’ai jamais rencontrée. Elle est aussi à mon sens la plus lumineuse, la plus évidente et la plus sûre car l’innocence du Dieu de Zundel n’est autre, au fond, que celle d’une mère qui donne le jour à son enfant.