L’anthropologie spirituelle « Corps, Âme, Esprit » dans les traditions non-chrétiennes

Nouméa, GLNF, 6 octobre 2018 par Michel Fromaget

Suite à la conférence précédente, il faut du moins le souhaiter, voici que nous connaissons mieux l’anthropologie ternaire chrétienne considérée dans ses caractéristiques fondamentales, ainsi que dans son vocabulaire scripturaire et patristique. Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’anthropologie ternaire générale (et non plus seulement chrétienne) dans ses différentes manifestations historiques, dans ses différentes expressions culturelles.

En toute logique, nous devrions suivre cette conception anthropologique sous les trois angles que nous connaissons : celui de sa structure elle-même, celui de la seconde naissance et celui de l’immortalité. Mais, pour être mené à bien, un tel projet nécessiterait, même en se limitant à dire l’essentiel, un exposé dépassant infiniment la durée dont nous disposons. C’est pourquoi, comme nous avons déjà pu le faire alors que nous présentions rapidement l’histoire occidentale et chrétienne de notre paradigme, je vais continuer de le suivre en privilégiant plus particulièrement un seul des « trois fils d’or ». En tout bien tout honneur, j’ai choisi l’angle structural.

D’autre part, au stade où nous en sommes de notre recherche sur le paradigme anthropologique « corps-âme-esprit », je crois nécessaire, avant de nous intéresser à ses variations historiques et culturelles de dire quelques mots sur la notion de paradigme, et plus précisément de paradigme anthropologique, puisque c’est cela dont il s’agit. Le paradigme ternaire, à la manière des autres paradigmes anthropologiques, formalise une conception de l’homme – mais je dirais aussi bien un vécu de notre humaine condition, un vécu de notre humanité – donc une conception parmi bien d’autres possibles. Mais, à la différence des paradigmes non-anthropologiques, les conceptions de l’homme dont nous parlons ne doivent en aucun cas être pensées à la manière des notions ou des représentations mentales ordinaires, les quelles ne modifient pas l’objet qu’elles désignent. Car la réalité est ici bien plus complexe : nous avons affaires à des « paradigmes » qui interférent, non seulement sur la perception de leur objet, mais aussi jusque sur sa constitution même. Tel est le propre des « paradigmes anthropologiques », qui n’est pas simple, et sur lequel nous allons donc nous pencher quelques instants : ceci à la faveur d’une première partie, avant d’aborder le vif du sujet dans la seconde partie de cet exposé.

 

I – Qu’est-ce qu’un paradigme anthropologique ?

Au vrai, la question est délicate. Le mot « paradigme » vient du grec paradigma qui signifie : « modèle, exemple ». A l’origine le mot est surtout employé par les linguistes. Son emploi dans les autres disciplines est relativement récent. La notion a été notamment étudiée par l’épistémologue américain Thomas Samuel Khün (1922-1996) grand spécialiste de la philosophie des sciences, auteur du célèbre ouvrage : « La structure des révolutions scientifiques » (1962). Cette notion est parfois assimilée à celle d’épistémè – à celle de « configuration du savoir à une époque donnée » – telle que Michel Foucault l’a conçue. Ceci noté, une définition courante du paradigme en sciences humaines est la suivante :

« Un paradigme est un système de représentations communément acceptées, système formé de présupposés conceptuels et théoriques qui, en assurant la cohésion d’une vision du monde propre à une culture, permet à cette dernière de vivre dans l’environnement qui est le sien, ainsi que de le définir et de communiquer à son sujet. »

Une autre définition très semblable, mais disons plus « existentielle » est celle-ci :

« Un paradigme est un ensemble d’expériences, de croyances et de valeurs qui influencent la façon dont un individu perçoit la réalité et réagit à cette perception. Ce système de représentation lui permet de définir son environnement, de communiquer à son propos, voire d’essayer de le comprendre et de le prévoir. »

On le voit : un paradigme est donc une représentation parmi d’autres possibles du réel. Mais il en est une représentation viable et vivable. Un premier exemple de paradigme, parmi les plus classiques, est celui des paradigmes cosmologiques et, notamment, celui des paradigmes « géocentrique » de Ptolémée et « héliocentrique » de Copernic, celui des paradigmes de « la gravitation universelle » de Newton, de « la relativité générale » d’Einstein, et de bien d’autres encore dont celui du « Big Bang » qui, depuis 1930 environ, a pris le relais des paradigmes stationnaires.

Parmi les différents paradigmes cosmologiques forgés par les siècles, un, qui concerne une question de « dénombrement », revêt pour nous une valeur pédagogique particulière. C’est celui qui affirmait que le système solaire compte sept planètes et sept seulement, de même que la semaine compte sept jours, la gamme sept notes et l’arc-en-ciel sept couleurs, ni plus, ni moins. L’inertie ou le crédit de ce paradigme est tel que lorsque le musicien et astronome William Herschel (1738-1822) observe Uranus pour la première fois, il la voit et la décrit comme une comète. En effet, le fait qu’elle grossisse avec le grossissement de l’objectif interdisait qu’elle soit une étoile, et le paradigme des sept interdisait qu’elle soit une huitième planète. Et il ne faudra pas moins de deux ans pour que la communauté scientifique se défasse de ce paradigme et accepte de voir Uranus pour ce qu’elle est, à savoir, effectivement, une planète. Ce qui fut fait en 1783.

Mais venons-en maintenant aux paradigmes qui nous intéressent de plus près : non plus les « cosmologiques », mais les « anthropologiques ». Quant à l’expression de « paradigme anthropologique », – en conformité avec l’approche de Khün qui considère un paradigme comme un système de réponses -, je vous propose d’entendre par là la réponse à la triple question suivante :

« Quel est le nombre, quelle est la nature, quels sont les rapports des composantes essentielles ou ontologiques, substantielles ou fondamentales, qui constituent l’homme adulte ou achevé ? »

Mais comprenons bien cette réponse : elle est, certes, une conception, une théorie de l’homme. Mais elle n’est pas cela seulement : elle est aussi une pratique, un vécu, une mise en actes. Elle est aussi une application effective qui prouve la valeur et la pertinence de la conception dont elle est issue. Ce faisant, et c’est fondamental, cette « preuve » ne démontre en rien que ladite conception soit vraie et conforme à la réalité. Ainsi, le fait que nous voyons le soleil se lever le matin, et se coucher le soir, ne démontre bien sûr pas que le paradigme géocentrique de Ptolémée soit juste et vrai. Il prouve seulement que ce paradigme est cohérent et utilisable.

Revenons au paradigme anthropologique lui-même : un tel paradigme n’est donc en aucun cas une image objective, produite par un regard impartial portant sur un objet – l’homme – lequel serait insensible à ce regard et comme extérieur à lui. Car, en fait, à la différence des paradigmes cosmologiques – qui conditionnent la perception et le vécu de l’univers sans nullement influencer ce dernier – les paradigmes anthropologiques, eux, façonnent et formatent l’homme lui-même dans le sens où ils le conçoivent. Car, contrairement aux étoiles et au cosmos gouvernés par des lois que nous n’impressionnons nullement et sur       lesquelles nous avons nul effet, l’homme est par nature inachevé et à faire, il est de ce fait spécialement plastique, semblable en cela à une terre glaise dont la forme ultime dépend fondamentalement de l’idée que par avance nous en avons.

Ce mécanisme avait été bien perçu par les anciennes civilisations d’Orient et d’Occident qui, pour nous en avertir, ont laissé d’admirables axiomes. Par exemple :

« L’homme est la création de sa propre pensée »,

« Ce que les hommes pensent, ils le deviennent »,

« Chaque âme est et devient ce qu’elle contemple ».

Cette dernière citation est de Plotin (205-270) dans ses Ennéades (IV 3, 8, 15). Mais le même fait est aussi bien connu de la philosophie occidentale contemporaine. Gabriel Marcel, notamment, en parle très bien, qui écrit à ce sujet :

« Mais le propre de la condition humaine consiste en ce qu’elle n’est pas assimilable à une structure toute objective et préexistante qu’il y aurait à découvrir. La condition humaine, quels que soient les fondements sur lesquels elle repose, apparaît comme dépendante, en quelque manière, dans ce qu’elle est, de la façon même dont elle se comprend. C’est ce que de nos jours un Heidegger me semble avoir reconnu avec une admirable netteté…L’homme dépend, dans une large mesure, de l’idée qu’il se fait de lui-même et cette idée ne peut être dégradée sans devenir du même coup dégradante. » (Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p.74).

        Logique en tout point essentielle, que je résume volontiers ainsi :

« Un paradigme anthropologique ne décrit pas l’homme tel qu’il est fait, mais il fait l’homme tel qu’il le décrit ».

Il faut aussi clairement concevoir qu’aucune culture n’est concevable sans référence à un paradigme anthropologique tel qu’il vient d’être défini. Et ceci, quand bien même serait-il, pour une part, inconscient et mis en acte de même. Car, en son absence, aucun enfant ne peut acquérir ni développer son humanité. Son existence est une nécessité absolue comme le montre d’évidence l’étude des pueri feri, c’est-à-dire celle des enfants sauvages. L’étude de ces cas a pu prêter à de nombreuses contestations, mais il en ressort de manière certaine que l’humanité du petit de l’homme ne se construit et se dessine qu’autour, et à proportion, du canevas anthropologique véhiculé et imposé par sa culture. En l’absence d’un tel canevas, – comme dans le cas d’enfants recueillis par des loups, des ours, ou des herbivores -, son humanité ne lève pas. Elle laisse la place à une animalité semblable, autant qu’il est possible, à celle de la famille d’accueil.

Vu de loin, intellectuellement, ceci ne pose pas de grands problèmes. Toutefois, il n’est pas aisé de nous persuader que nos propres paradigmes, ceux que nous avons en tête sans le savoir, filtrent et infiltrent, informent et déforment effectivement et grandement notre perception des choses. Et cette déformation est d’autant plus forte que ces choses sont subtiles et délicates à appréhender par la conscience, ce qui est notamment le cas de maintes indications émanant de l’être vivant, et de l’homme en particulier. Indications parmi lesquelles figurent au premier chef, on s’en doute, les différents indices et marqueurs de spiritualité.

Certes, Bergson (1859-1941), en son temps, avait bien noté que nous ne voyons pas tant les choses que les étiquettes que nous collons dessus. Mais il restait à le démontrer de manière indubitable. Ce que firent nombre d’expériences scientifiques, conduites dans les années 50, par des chercheurs américains travaillant sur les déterminants non perceptifs et les inférences inconscientes susceptibles de modifier la perception de la réalité. Parmi ces expériences, celle de Bruner et Postman mérite toute notre attention qui démontre clairement l’impact des « paradigmes » sur nos perceptions. Cette expérience vise à mesurer l’inférence perceptive d’un des paradigmes les plus modestes qui soient. A savoir celui formé par le fait que, tous, nous attendons d’un jeu de cartes ordinaire qu’il contienne des cœurs et des carreaux rouges, des trèfles et des piques noirs.

L’expérience de Bruner et Postman est celle-ci : on glisse dans un jeu de cartes classique quelques « cœurs noirs » et quelques « piques rouges ». Puis, à quelque distance de l’observateur, à l’aide d’un appareil adéquat, on présente à ce dernier durant un bref intervalle de temps pour chaque carte, toutes les cartes du jeu. A chaque présentation, on demande au sujet de nommer la carte qu’il voit. Puis on recommence en augmentant progressivement le temps d’exposition. Eh bien ! quels que soient le sujet, son âge, son sexe, son origine sociale ou ethnique, les résultats sont toujours les mêmes. Au début, toutes les cartes anormales sont vues comme normales : par exemple, les cœurs noirs sont vus comme des piques, les piques rouges comme des cœurs. Même en augmentant considérablement le temps d’exposition, la force du paradigme demeure telle que toujours l’inconnu est réduit au connu, l’anormal au normal. Et ce n’est qu’à la faveur d’un temps d’exposition considérablement plus long que les sujets, mais alors ils éprouvent une gêne et un malaise considérables, finissent par remettre en cause leur paradigme et par voir les cartes anormales telles qu’elles sont.

En matière d’anthropologie, cette expérience revient simplement à dire, mais les conséquences sont immenses, que si nous nous vivons et concevons comme des personnes, des entités, des unités seulement tissées de corps et de mental, ce n’est pas, comme nous le croyons benoîtement, et sans y réfléchir, parce que nous sommes ainsi faits. Mais c’est parce que nous nous pensons ainsi, et que nous sommes devenus cela-même que nous pensions.

Car, voyons bien les choses : nous venons de comprendre que nos présupposés modifient nos perceptions, donc nos représentations mentales. Mais il est bien évident que celles-ci, à leur tour, jouent sur la manière même dont nous nous construisons. Vérité martelée par les antiques formules orientales précédemment citées, mais aussi par la psychologie moderne, aussi bien que par les philosophes qui, tels Buber, Lévinas ou Ricoeur, ont montré que « Je » ne s’érige qu’à la faveur d’un « Tu » que lui adresse le regard de l’autre lorsqu’il se pose sur lui. Et ce « Tu » bien sûr est tout infiltré des présupposés de qui le prononce.

        Mais revenons à ceci : si aujourd’hui en Occident nous nous vivons et concevons comme dépourvus de dimension spirituelle, cela ne signifie nullement qu’elle n’existe pas. Mais cela signifie bien plus vraisemblablement, comme incite d’ailleurs à le penser l’histoire même des civilisations, que nous avons opté pour un paradigme qui tout simplement nous empêche de la concevoir et de la vivre. Suis-je clair ? Apercevez-vous bien cela ? Si oui, vous commencez à mesurer la responsabilité qui est la nôtre quand nous accréditons un paradigme anthropologique particulier, plutôt qu’un autre, et optons ainsi pour un regard qui, forcément, verrouillera autrui dans le périmètre de ses propres présupposés. Mais laissons maintenant ces considérations générales sur la notion de paradigme anthropologique afin de découvrir comment le paradigme ternaire, à nos yeux de loin le plus cohérent, le plus intelligent et le plus précieux de tous, s’est manifesté dans l’histoire des civilisations.

 

II – Le paradigme anthropologique ternaire considéré sous l’angle des civilisations comparées

En fait, la structure du paradigme anthropologique ternaire possède une telle cohérence, une telle unité, une telle netteté, qu’il est toujours aisé de l’identifier, quel que soit le lieu, l’époque, la civilisation où il se manifeste. C’est pourquoi, je suis convaincu qu’il est légitime de parler de la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit », comme d’un paradigme général, et qu’il est légitime aussi, ainsi que je l’ai fait jusqu’à présent, d’en parler au singulier. Georges Dumézil, alors qu’il étudiait la grande tripartition sociale : « Oratores, Bellatores, Laboratores », à partir de ses expressions dans les civilisations indo-européennes, ne procédait pas différemment.

Mais la généralité de la fameuse tripartition sociale de Georges Dumézil se limite, elle, on le sait, aux seules civilisations indo-européennes. Or, tel n’est certainement pas le cas de la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit » que l’on retrouve, pratiquement en tout temps, et en tout lieu, à toutes les époques, et sous toutes les latitudes. Il est vrai qu’il faut être attentif : car si elle est capable, comme la Bible nous l’a appris, de se cacher derrière des expressions binaires qui opposent deux composantes, la tripartition sait aussi se cacher au cœur d’anthropologies à quatre, cinq, six, …, composantes. Ce qui est le cas, comme nous allons le voir, chez les anciens Egyptiens. Elle sait aussi, et cela nous le verrons encore, se déployer tout en se combinant avec une perspective dualiste, ce qui lui confère alors une teneur très particulière.

C’est là ce que je voudrais vous montrer maintenant à la faveur de quelques commentaires et citations. Nous partirons de l’Egypte antique, pour passer ensuite à Athènes et à Rome. Puis, comme à mi-chemin entre Rome et Jérusalem, nous accorderons de l’attention aux hérésies gnostiques. Nous continuerons ensuite par le judaïsme et l’islam, puis par l’hindouisme, pour terminer enfin par le bouddhisme et le taoïsme.

 

 

La tripartition égyptienne

                  Les égyptologues sont les premiers à en convenir : l’anthropologie des anciens Egyptiens est d’une étude délicate. Ceci pour plusieurs raisons dont l’une est sa complexité puisqu’elle n’authentifie, notamment à l’époque des Livres des morts (1500 av.- 400 ap.), pas moins de sept composantes. Quatre appartiennent au monde visible : le corps, l’ombre, le cœur et le nom. Et trois à l’invisible : le ba, le ka et l’akh. Notre propos n’est pas d’étudier l’anthropologie égyptienne pour elle-même, aussi je ne dirai rien des quatre premières composantes si ce n’est que le corps se dit djet et qu’il est identique au nôtre considéré dans sa matérialité. Mais écoutons, par contre, ce que Jacques Pirenne, grand égyptologue, auteur notamment de Religion et morale dans l’Egypte antique (Paris, 1965) et de l’Histoire de la civilisation de l’Egypte ancienne (3 volumes, Paris, 1962-1963) dit du ba et du ka. Le ka est, dit-il :

«  L’élément spirituel, issu de Rê, qui constitue la condition même de la vie, qui donne une personnalité consciente s’exprimant dans son âme individuelle, le ba. Le corps se compose de deux éléments : l’un matériel, l’autre spirituel, dont la combinaison fait l’être vivant… Le ka est donc la partie divine qui est dans l’homme… les hommes sont des ka vivants, c’est pourquoi ils vivront tant qu’ils sont avec leur ka… le corps est mortel, tandis que le ka ne peut périr… le ka est donc un élément étranger à l’homme et sur lequel d’ailleurs sa volonté n’agit pas. Mais de l’union du ka et du corps naît une personnalité, une conscience qui est à l’homme ce que Rê est au monde, et cette personnalité est le ba. En somme, le ka, c’est la raison qui représente dans l’homme la divinité, et qui constitue son principe de vie ; le ba, c’est la conscience individuelle. »

Aucun commentaire ne paraît utile ici pour démontrer plus avant le fait que les anciens Egyptiens pressentaient déjà clairement que l’existence humaine relève notamment de trois ordres. Celui de spirituel de l’esprit (ka), celui psychique de l’âme (ba) et celui matériel du corps (djet). On notera aussi que les Egyptiens identifiaient une autre composante de l’être appelée : akh. Celle-ci paraît correspondre à la « force divine », à la « force surnaturelle » que la divinité communique à certains hommes. Mutatis, mutandis, et avec réserve, car les égyptologues eux-mêmes sont loin de s’accorder sur cette question, on pourrait comparer l’akh à l’Esprit Saint du judaïsme et du christianisme, alors qu’il se communique à l’homme sous forme de grâce, ou d’énergies incréées. Un indice plaide pour cette interprétation : Jacques Vandier, dans son traité sur la religion égyptienne, dit qu’originellement seuls les dieux avaient un akh. Puis l’acquisition de l’akh devint pour les hommes une condition nécessaire à leur vie éternelle. Ne semble-t-il pas que nous ayons là comme une la première mouture d’une conception conditionnelle ou optionnelle de l’immortalité ? Il me paraît difficile de le nier. Le christianisme n’a pas hérité des religions de l’antique Egypte son seul tétramorphe admirablement campé par saint Jean dans l’Apocalypse.

 

La tripartition à Athènes et Rome

La vérité oblige à dire que l’anthropologie de la Grèce antique, comme l’égyptienne, est, pour nous occidentaux, du XXIe siècle d’un abord particulièrement délicat. Pour en avoir quelque intelligence il convient de partir d’Héraclite d’Ephèse (env. 500 av.) – dit « l’obscur », ce qui est tout un programme -, Héraclite père du Logos dont il disait qu’il est une parole divine profondément enfouie dans l’âme, une parole que les hommes n’entendent jamais car chacun préfère ses propres pensées (Frgts 1, 34, 45, 115, …). Il faudrait aussi remonter à Anaxagore (500-428) qui le premier s’attacha à tenter de définir le Noùs. Selon lui, le Noùs est une intelligence qui connaît tout, qui est supérieure à l’âme, qui est de toutes les choses la plus légère et la plus pure, qui est éternelle, illimitée, simple, et qui ne se mélange pas à ce en quoi elle se trouve (Frgts 12,14). Comme le Logos, le Noùs, ainsi compris, apparaît bien sous le jour d’une réalité spirituelle dont les attributs sont d’ordre divin. D’ailleurs, la tradition philosophique grecque ultérieure inclinera à voir dans le Noùs la part divine de l’âme.

Mais pour voir l’empreinte de la tripartition se dessiner de manière plus explicite dans la philosophie grecque, il faudra attendre le IVe siècle et en particulier Platon (427-348). Ainsi ce dernier écrit, dans le Timée (30b, 4-6), à propos du monde qu’il considérait comme un être vivant :

« En vertu de ces réflexions, c’est après avoir mis l’esprit dans l’âme et l’âme dans le corps, que (le démiurge) façonna le monde… »

Et, le propre du tout étant de se refléter dans chacune de ses parties, c’est en toute logique que, dans la République (43 b a), dans le Timée encore (69 c) et dans le Phèdre, Platon repère dans l’âme humaine une tripartition comparable. On le sait, il appelle l’esprit : Noûs. Mais avant d’esquisser un rapide portrait de ce dernier, tel qu’il se présente dans l’anthropologie platonicienne, il convient que chacun comprenne bien le dualisme de cette dernière lequel n’exclue en rien le fait qu’elle soit aussi ternaire. Nous avons déjà aperçu ce dualisme que je qualifiais de « formidable » dans la dernière partie de la conférence précédente .

Les spécialistes le disent : l’anthropologie de Platon hérite de l’orphisme et du pythagorisme. En cela, comme toute conception ex Deo, elle s’affirme foncièrement dualiste et trace une barrière « de nature », une barrière définitive entre : l’invisible et le visible, l’intelligible et le sensible, l’âme et le corps. L’âme est « enchaînée » au corps, et elle est « traînée » par lui. Le corps est le carcan et le tombeau de l’âme. Celle-ci appartient à un tout autre monde que le corps. Le dualisme séparant l’âme et la matière est sans restriction. Comme de juste, le Bien est placé du côté des Intelligibles, des Idées, et si le corps pour Platon n’est pas le Mal, il en demeure cependant à la clé. C’est le corps qui alourdit et trouble l’âme et qui l’empêche d’accéder à la vérité.

Conformément à la logique de la pensée ex Deo, l’âme platonicienne préexiste au corps (Ménon, 80d-81 d ; Phèdre, 248 a-c). Elle transmigre, au fil de ses différentes existences, de corps en corps (Phèdre, 248 c, d, e ; 249 a, b ; Phédon 80 d, e, 81 a, 81 b-e, 82 a-c, …). Il semblerait même que Platon, au moins en certains moments de son œuvre, ait admis la possibilité de réincarnations dans les animaux (Phèdre 249 c, Timée 91 d, 92 a-b, …). Il faut donc admettre que, dans sa pensée, le lien de l’âme au corps n’a jamais été pressenti comme pouvant avoir une signification essentielle, si infime soit-elle. Il est donc patent que l’anthropologie platonicienne est foncièrement dualiste. Mais il est non moins évident qu’elle sait conjuguer ce dualisme avec la saisie ternaire que nous venons d’annoncer. Examinons cela.

Et, tout d’abord, comment Platon reçoit-il les notions de Logos et de Noûs léguées par Héraclite et Anaxagore ? Nous avons aperçu dans ces notions des réalités de l’ordre de l’esprit susceptibles d’exister au centre ou à la cime de l’âme. Pour ce qui est du Logos, J. Brun dit que Platon ne le concevait plus à la matière d’Héraclite, à savoir comme Dieu parlant à l’homme, dans l’homme. Ni non plus comme les sophistes, qui eux n’y voyaient qu’une parole humaine (en passant : ce sophisme est un des plus chers de la psychologie scientifique actuelle). Platon, dit Jean Brun, percevait le Logos comme « l’homme qui parle de l’Être et qui se situe ainsi dans cet étonnement qui l’ouvre à ce dont il provient ». Le Logos apparaît donc à Platon comme accès, comme ouverture de l’homme sur le divin. Or, c’est bien là une première définition que nous avons pu donner à l’esprit.

Mais Platon, sur le sujet de l’esprit, sait être plus précis. Il l’aborde alors à travers la catégorie du Noûs, dont il infléchit sensiblement le sens. Nous savons que Platon compare l’âme à un char à trois chevaux (in Phèdre). Ce char a, comme de juste, un cocher, un conducteur, un guide : celui-ci est le Noûs. Le Noûs est, dit Platon, le « seul guide » capable de diriger celui qui désire sortir du songe qu’est notre vie actuelle (Rép, V 475, VI 508, d-c). Platon, alors qu’il parle des réalités divines « au dessus du ciel », dit qu’elles sont perceptibles uniquement « au guide de l’âme, ou Noûs », (Phèdre 274, b-c). Ici, l’esprit paraît nettement différencié de l’âme. Il en serait une seule partie, la plus haute, celle capable de connaître les Idées et par suite de devenir comme elles (Phédon 78 b, 80 c). A moins qu’il soit l’âme elle-même, lorsqu’elle se tourne vers les choses intelligibles, pures, immortelles, éternelles. Il y a dans le Phédon tout un passage admirable où est clairement campée la position intermédiaire de l’âme, laquelle est susceptible, aussi bien d’être attirée par le sensible, le terrestre, que par le divin, le céleste (Phédon 80 a-81 d). Nous avons là une juste image de la psyché, ce miroir susceptible de se tourner aussi bien vers le haut que vers le bas. C’est encore la même âme que saint Paul — tout spécialement dans l’Epître aux Romains — montrera hésitant entre la chair et l’esprit, mais cette fois appréhendée dans cette perspective ex nihilo que connaissons. Elle est donc bien d’origine platonicienne cette figure saisissante de l’âme, figure reprise notamment par Zundel, qui la campe aussi bien capable de n’accréditer qu’elle-même et le corps, « et de faire ainsi monter l’enfer sur la terre », que d’authentifier aussi l’esprit, et ce faisant de « faire descendre le ciel sur la terre ».

La claire distinction de l’esprit et de l’âme, qui est la clé de voûte du paradigme ternaire, est transparente dans l’image du char campée dans le Phèdre. L’esprit ne doit pas plus être confondu avec l’âme, le Noùs avec la psyche, que le cocher lui-même avec ses chevaux. Elle est aussi nette dans les partages que Platon faits dans la République (436 a) et le Timée (69 c), partages qui distinguent, dans l’âme, deux parties mortelles et une immortelle. Mais pas plus que l’égyptienne, l’anthropologie platonicienne ne doit nous retenir plus longtemps. Nous en retiendrons qu’elle est ouvertement ternaire comme celle par exemple de saint Paul, mais que contrairement à cette dernière qui considère l’âme et le corps comme formant une unité indissociable, elle éclate cette unité sans appel. De là vient que la seconde naissance platonicienne, l’epistrophe, se fait par extraction et envol de l’âme hors de l’emprise du corps et de la matière, les quels sont destinés à disparaître, sont voués au néant. La metanoïa chrétienne par contre se fait simultanément par spiritualisation du corps et incorporation de l’esprit, par le double avènement de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. La metanoïa chrétienne spiritualise et transfigure le monde, les animaux et les plantes, alors que l’epistrophe platonicienne, elle, les rejette dans le néant. Ce sont là deux choses très différentes.

Nous ne pourrons interroger les traditions et auteurs suivants aussi longuement que les anthropologies égyptienne et platonicienne. Mais poursuivons notre enquête.

Xénocrate (396-314) succède à Platon à la tête de l’Académie. Il passe pour avoir notablement développé le thème de la tripartition et, dit-on aussi, celui de la deuxième mort. Les trois ordres de réalité de Xénocrate sont : le monde sensible, le monde intelligible et le monde divin. Naturellement, il considère l’âme comme immortelle.

Avant de prendre la tête de l’Académie, Xénocrate fut pendant cinq ans l’élève d’Aristote (284-322). A la manière de son maître Platon, qui affectionnait de présenter le ternaire anthropologique dans l’empreinte qu’il inscrit dans l’âme, Aristote dans De anima, distingue trois âmes : végétative, sensitive et intellective. Il associe les deux premières au corps et il dissocie dans la troisième une part psychique et mortelle (l’intellect passif), et une part spirituelle et immortelle (l’intellect actif), savoir l’esprit, le Noûs.

Plutarque (45 –125), prêtre d’Apollon à Delphes, affirmait que le corps de l’homme vient de la terre, son âme de la lune et son esprit du soleil. Et de préciser dans De facie in orbe lunae que : « Le Noûs est autant supérieur à l’âme, que celle-ci est supérieure au corps ». Blaise Pascal, dix-sept siècles plus tard, expérimentera exactement la même chose lors de son illumination de novembre 1654 et il la dira de la même manière. Il est bon de rappeler ici que, comme Platon, Plutarque était initié aux Mystères d’Eleusis. Or, ceux-ci comportaient « trois degrés », « trois niveaux » : un pour purifier le corps, un pour libérer l’âme des passions, le troisième pour libérer l’esprit de l’âme.

L’anthropologie de Philon d’Alexandrie (12 av.- 54 ap.), philosophe grec d’origine juive qui se consacra à harmoniser la révélation biblique et la pensée grecque, était aussi explicitement ternaire. Philon distingue souvent l’esprit de l’âme en désignant le Noùs à l’aide d’expressions imagées telles : « l’œil de l’âme », « l’âme de l’âme », « la pupille de l’œil de l’âme », etc. Son anthropologie est en rapport étroit avec sa conception du monde laquelle distinguait explicitement les trois ordres : « sensible, intelligible et divin ».

Mais arrivons maintenant directement à Rome, où A.J. Festugières nous apprend que la tripartition anthropologique était si banale que le moindre écolier la savait (R.S.R., XX, 1930). Comment alors s’étonner qu’Epictète (né en 50), à côté du corps de l’homme, campât deux âmes : l’une psychique et mortelle, l’autre divine et immortelle ? Comme celui des penseurs grecs précédents, le vocabulaire d’Epictète est incertain et contestable qui parle, en définitive, de l’esprit comme étant une âme, ce qu’il n’est certainement pas si l’on en croit l’anthropologie ternaire évangélique. Mais comment, néanmoins, ne pas admettre que le philosophe esclave, Epictète, envisageait effectivement l’être de l’homme à trois hauteurs ontologiques différentes ? Quant à Sénèque (4 av.- 65 ap.), conformément à un usage aussi fréquent chez les philosophes que dans la Bible, il appelait « Sagesse » la part de l’esprit. Il écrit ainsi, dans ses Lettres à Lucilius : « Demande la sagesse, la santé de l’âme ensuite et, enfin seulement, celle du corps » (Ep 19, 4). Ou encore : « La sagesse a son siège plus haut. Elle est l’institutrice de l’âme, mais elle n’instruit pas les doigts » (Ep 90, 25). Pascal dans ses Pensées pour désigner la modalité de l’esprit utilisera le vocabulaire de Sénèque.

Plotin (205 – 270) étudia à Alexandrie, mais il enseigna ensuite à Rome. Toute son œuvre, telle que nous la connaissons dans ses Ennéades, témoigne sans ombre que son anthropologie était fondamentalement tripartite. Plotin distinguait avec soin : le soma, la psyché et le Noûs.

 

La tripartition dans le gnosticisme, ou « fausse gnose »

Je rappellerai tout d’abord qu’il y a une vraie gnose, que celle-ci n’est autre que la connaissance qui vient de l’esprit, ainsi distinguée de celle qui vient de l’âme seule, et qu’elle est donc au cœur de la révélation chrétienne. Souvent, on croit que le livre de saint Irénée Contre les Hérésies, auquel je me réfère si souvent, est dirigé contre la gnose. C’est là une erreur de poids. Le sous-titre de l’ouvrage d’Irénée est : Exposé et réfutation de la prétendue gnose. Il y a donc une fausse gnose, une pseudo-gnose que l’on convient parfois, de distinguer de la vraie, en la nommant gnosticisme.

La gnose, la fausse gnose, n’est pas « une ». Aux premiers siècles de l’ère chrétienne les gnoses pullulèrent : celle de Simon le Magicien, de Valentin, de Basilide, de Marcion, d’Epiphane, de Carpocrate… Il y eut aussi celles des Ophites, des Sethiens, des Messaliens, des Ebionites, … Puis, plus près de nous, celles des Bogomiles, et enfin des Cathares, des Albigeois. La gnose n’est pas une et ses afférences sont multiples. Mais toutes les fausses gnoses, toutes les gnoses hérétiques, ont un point en commun qui est un dualisme foncier, fondamental, et comme exacerbé, de l’âme et du corps. C’est d’ailleurs là la raison pour laquelle, en une formule pittoresque, Tertullien crut bon de désigner Platon comme « l’épicier de tous les hérétiques ».

Le premier trait caractéristique de la gnose est donc cette dualité qu’elle inscrit entre l’âme et le corps, l’une étant perçue comme divine, infiniment précieuse, l’autre comme matière vile et méprisable. La gnose est donc dans le droit fil de cette métaphysique et de cette anthropologie que nous avons vu caractériser les conceptions ex deo et la Weltanschauung antique. Le dualisme gnostique possède cependant en propre d’être exagéré, poussé à l’excès, multiplié par l’infini. Il lui appartient de sécréter une ambiance de catastrophe, de drame et d’angoisse viscérale, de conduire à des pratiques immorales ou inhumaines, constituant ainsi un pathos spécial qui lui est particulier.

Un autre trait caractéristique des gnoses est leur incapacité à vivre par elles-mêmes. « Une gnose est, en effet, une manifestation religieuse de nature essentiellement parasitaire. Elle se propage par le truchement d’une religion porteuse, de la substance de laquelle elle s’empare en la défigurant » écrivent Cornélis et Léonard. Il peut y avoir une religion porteuse, ou plusieurs, comme dans le cas du manichéisme qui, né du mazdéisme, a aussi bien parasité cette religion que le judaïsme et le christianisme, cette dernière sous la forme du bogomilisme et du catharisme.

Que les « fausses gnoses » se signalent par leur dualisme anthropologique (et cosmique) outrancier, nous venons de le dire. Ceci ne les a cependant pas empêchées de penser l’homme sur le mode ternaire. Tel est notamment le cas de la gnose de Valentin qui est la seule dont je dirai ici quelques mots. Valentin, avec Basilide et Marcion, est un des trois gnostiques les plus célèbres. Il habitait à Rome vers 140 et mourut en 161. Le fond du gnosticisme de Valentin correspond parfaitement à la perspective ex Deo que nous avons précédemment évoquée. Mais il appartint à Valentin de développer tout particulièrement l’idée que le monde terrestre dérive de l’Absolu, par différentes et multiples séries d’émanations, et que tout en étant un « creuset de corruption et une déjection de l’Erreur », il garde une vague ressemblance avec le Dieu lointain. Il lui appartint aussi d’inciter ses disciples à toutes les dépravations sexuelles possibles.

Cependant la marque fondamentale de la gnose de Valentin est la forte assise conceptuelle et logique de sa vision tripartite de l’homme et du monde. Il y a, dit Valentin, trois niveaux d’existence, ce pourquoi chaque forme a trois aspects. Tout en haut, il y a le niveau de la « réalité » qui est éternelle et émanée directement du Plérome, au sommet duquel se tient le Dieu ineffable. Ce niveau est dit « pneumatique », c’est le niveau de l’esprit. Puis vient le niveau de « l’image », niveau des âmes ; celles-ci sont invisibles et animent tout ce qui vit. Puis, tout en bas, se trouve le niveau de « l’image de l’image » qui est le niveau des formes terrestres où les âmes se trouvent comme engluées et noyées dans la matière. Ces trois niveaux de l’être se retrouvent dans la structure ternaire de l’individu, dans sa structure « corps, âme, esprit », de même que dans la tripartition de l’humanité.

Valentin distingue, en effet, trois catégories d’hommes. Les hommes hyliques, incapables de s’arracher aux fascinations et tentations de la matière, de la chair. Ceux-là vivent en bas, dans les abysses, là où s’accumulent les déchets engendrés par l’Erreur. A ces hommes, il n’est offert aucun autre destin que celui de la corruption, expression de ce qu’ils sont et de ce qu’ils aiment. Parce qu’ils participent à la vie de la matière, sans chercher à l’alléger, à la spiritualiser, ces hommes sont définitivement condamnés.

Au-dessus de ces hommes, se trouvent ceux qui ayant réussi à « consommer » un peu de matière pour la transformer en âme, se trouvent seulement à demi engagés dans les ténèbres. Ces hommes parvenus au niveau de la psychôsis, ces hommes qui ont une âme, sont dits psychiques.

Enfin, au-dessus des âmes hyliques et des psychiques, ces dernières plus nombreuses heureusement, se trouvent les moins nombreuses, les âmes qui, par la gnose, ont pu parvenir à connaître la Vérité, à retrouver l’Esprit, à se hisser au niveau « pneumatique ». Ceux-là qui accèdent au cercle du Pneuma, de l’Esprit, sont dits pneumatiques. Valentin considérait les païens comme des hyliques uniquement mus par la passion du sensible. Il voyait les chrétiens et les juifs comme des psychiques, partiellement éclairés par la révélation biblique, mais n’ayant pas su en pénétrer les arcanes. Il estimait les membres de sa secte, une fois éclairés par la gnose, comme des pneumatiques. Aux hommes parvenus à ce haut degré de réalisation spirituelle, plus rien de mal ne pouvait arriver. Totalement affranchis de la matière, celle-ci ne pouvait plus les contaminer. C’est là ce qui ressort explicitement de la célèbre Lettre à Flora, écrite par un disciple de Valentin :

« De même qu’il est impossible à l’homme matériel (hylique) d’être sauvé puisque la matière ne peut l’être, de même l’homme pneumatique ne peut être damné, quels qu’aient été ses actes. Et de même que l’or conserve sa beauté au sein de la plus noire des boues sans être souillé par elle, de même le gnostique ne peut subir aucune souillure ni perdre son essence pneumatique, car les actes de ce monde sont désormais sans effet sur lui ».

Cette lettre, citée par J. Lacarrière, est particulièrement intéressante en ce qu’elle laisse entrevoir quelques unes de ces « clés théoriques » grâce auxquelles les gnostiques légitimaient tant leur vanité, leur fatuité, que leurs débordements et leurs débauches.

 

La tripartition dans le judaïsme et l’islam

Nous avons expliqué que les anciens égyptiens distinguaient en l’homme : son corps (djet), son âme () et sa part divine (). Or, les hébreux, de Joseph à Moïse, vécurent pendant quatre siècles en Egypte. Ceci aide à concevoir la parenté étonnante liant les Quatre Fils d’Horus aux Quatre Vivants du Christ. Nous en avons parlé ailleurs. Mais voila qui explique aussi que l’anthropologie judaïque présente bien des similitudes avec l’égyptienne. Et notamment sa distinction des trois composantes : physique, psychique et spirituelle.

        Cette distinction est patente dans les trois textes-clés du judaïsme que sont : le Pentateuque, le Talmud et le Zohar. Ce dernier livre forme, comme on sait, la matière même de la « Kabbale » qui est la plus grande branche de l’ésotérisme judaïque.

Pour le Pentateuque, voici deux versets célèbres dont la portée anthropologique n’est plus à démontrer. Le premier est extrait de la Genèse, le second du Deutéronome :

« L’Eternel façonna l’homme poussière tirée du sol, il souffla une haleine de vie et l’homme devint âme vivante. » (Gn 2, 7). Soit donc, suivant l’herméneutique classique : Dieu façonne le corps, il insuffle l’esprit et l’homme devient âme. Certes, ce verset concerne bien le composé humain et le rythme de la phrase est bien ternaire. Saint Irénée fait néanmoins remarquer qu’il n’est pas question ici du pneuma, mais du pnoé, non de l’esprit, mais du souffle physique, non de la vie spirituelle, mais psychique. Cette compréhension binaire est aussi celle de saint Paul, nous le savons. Mais il ne manque pas d’exégètes notamment juifs pour penser que ce verset exprime une compréhension fondamentalement tripartite. Raison pour laquelle je le cite ici.

Le second verset est : « Tu aimeras l’Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. » (Dt 6,5). Nous l’avons dit, dans la Bible, le cœur distingué de l’âme désigne le lieu de la connaissance de Dieu, soit l’esprit. Et les exégèses en font foi : la force désigne ici la force biologique, celle du corps. Ce verset doit donc, effectivement, être porté au crédit d’une anthropologie ternaire.

Quant au Talmud, qui est l’expression écrite de la Torah orale concernant le Pentateuque et la Loi de Moïse, les interprétations qu’en propose le judaïsme évoquent de l’homme quatre composantes, dont on reconnaîtra aisément les trois premières. On notera que ces trois composantes sont présentées comme des âmes, ceci à la manière grecque, celle d’Aristote par exemple. Quant à la quatrième âme, on peut tenir que, suivant la même logique que l’homme du tétramorphe, elle figure ici l’uni-totalité des trois précédentes :      

     L’âme vitale, ou corporelle : nephesh (cf. monde de la Réalisation)

     L’âme mentale, ou personnelle : ruah (cf. md. de la Formation)

     L’âme spirituelle, ou essentielle : neshamah (cf.md. de la Création)

     L’âme vivante pour l’éternité : hayah (cf. md. de l’Emanation)

L’homme, selon le Zohar et la Kabbale, est composé suivant ce même canevas. Canevas dont le vocabulaire, il faut le noter, est sensiblement différent de celui de la Bible dans laquelle le terme « ruah » désigne l’esprit de Dieu et non celui de l’homme. Le fait que « ruah » est employé ici pour désigner la part mentale et non la spirituelle, comme il serait naturel, doit aussi être remarqué.

L’islam étant « Religion du Livre », et les musulmans « fils d’Abraham », il n’est guère étonnant de retrouver l’empreinte du paradigme ternaire dans l’anthropologie musulmane. À noter, cependant, que cette empreinte, du moins à ma connaissance, ne se dessine pas dans l’exotérisme de l’islam, je veux dire dans le Coran. Elle est, par contre, d’une rare netteté dans sa spiritualité et son ésotérisme, notamment dans les textes du soufisme, que l’on considère habituellement comme la doctrine spirituelle de l’islam. Et aussi dans la gnose shi’ite dont H. Corbin affirme qu’elle constitue « l’ésotérisme de l’islam par excellence ».

On trouve une excellente systématisation de l’anthropologie soufie dans un ouvrage du XVIIIe siècle, Le Miraj, qui est un glossaire de la mystique musulmane, écrit par le soufi marocain Ibn Ajiba. L’anthropologie, qui y est décrite et commentée, est celle des plus grands maîtres du soufisme : celle du martyr Hallaj (IXe siècle), du théologien Ghazali (XIe siècle), du poète Attar (XIIe siècle), du « plus grand maître » Ibn Arabi (XIIe siècle) et, bien sûr, de Rumi (XIIIe siècle). Cette anthropologie (correllée à celle de la Kabbale diffusée par les séfarades) différencie avec attention :

Le corps (badan, jism ou jasad) et l’âme corporelle nafs, qui correspond à la nepesh judaïque. Le corps ouvre sur le « Royaume », qui est le monde sensible (al Mulk).

L’âme mentale, al-ruh, équivalent de la ruah hébraïque, qui ouvre sur « le Monde de la Royauté », qui est le monde intelligible (al Malakut).

L’âme spirituelle, désignée, suivant le cas, par al-sirr (le secret) ou al aq’l (l’intellect). Cette part de l’être donne sur le monde spirituel, « le Monde de l’Omnipotence » (al-Jabarut).

On se contentera d’illustrer ici cette conception par deux citations, l’une de Rûmi, l’autre de son fils Sultân Walad. Toutes deux donnent un aperçu de la manière dont le second fil d’or de l’anthropologie ternaire du christianisme originel, celui qui concerne la seconde naissance, est mis en scène par le soufisme. Rûmi écrit dans son grand poème le Mathnawi :

« L’âme individuelle (nafs) est devenue enceinte comme Marie… Ainsi, quand l’âme a été fécondée par l’esprit (al aq’l), par le même esprit le monde est fécondé ».

Et Sultan Walad de préciser : « Ton corps et son enveloppe sont comme Marie. Car l’âme charnelle (nafs) est pareille à une femme et l’esprit (aq’l) pareil à un homme ». Et ailleurs il explique : « L’être humain doit naître deux fois : une fois de sa mère et une fois de son propre corps et de sa propre existence ».

Pour ceux qui désirent avoir quelque aperçu, tout à la fois accessible et de qualité, sur l’anthropologie shi’ite, je ne saurais mieux leur conseiller que d’en référer à Henri Corbin et notamment à son livre En Islam iranien. Il y présente le paradigme anthropologique utilisé par Sohrawardi (XIIe siècle), le maître de la théosophie orientale et du shi’isme iranien. Ce paradigme n’est autre, très exactement, que celui que nous connaissons, assorti des trois mondes identifiés par le soufisme. Ces trois mondes sont nommés par Mollâ Sadrâ, l’un des grands continuateurs de Sohrawardi au XVe siècle :

« Ce monde-ci » (donya),

« L’intermonde » (barzakh),

« L’outremonde » (akhira).

L’originalité de Mollâ Sadrâ est de faire de l’intermonde, du monde psychique, l’équivalent du Bardo tibétain. H. Corbin fut profondément interpellé par cet intermonde, lieu où disait-il : « Le spirituel prend corps et où le corps se spiritualise ». Mais n’est-ce pas là justement ce que fait l’âme, intermédiaire entre le corps et l’esprit, la terre et le ciel ?

 

La tripartition dans le taoïsme, l’hindouisme et le bouddhisme

L’un des grands fondateurs du soufisme, Tirmidhi (IXe siècle), vécut en Bactriane, pays fortement marqué par le bouddhisme. Cela est peu connu, mais les spécialistes détectent dans le soufisme, à coté des afférences grecque et chrétienne, l’influence du bouddhisme. De là, peut-être, la similitude du barzakh et du Bardo tibétain.

Mais restons dans le cadre de cette brève présentation, pour faire remarquer que la griffe de l’anthropologie « corps, âme, esprit » est aussi nette dans les religions orientales que dans les doctrines spirituelles du judaïsme et de l’islam. Dans l’hindouisme, le bouddhisme et le taoïsme, cette saisie ternaire est particulièrement évidente. Si, avec le judaïsme et l’islam, nous avions quitté la mouvance indo-européenne, nous nous en éloignons maintenant plus encore.

Dans le taoïsme, la triade « Tien, Ti, Jen » soit : « Ciel, Terre, Homme », a pour exacte correspondance le ternaire « esprit, corps, âme » dixit Marcel Granet, l’un des plus grands sinologues. Celui-ci explique que la distinction de l’esprit et de l’âme, du Tien et du Jen, est au cœur même de la doctrine taoïste. Il écrit ainsi dans son maître livre La pensée chinoise (1988, p.4525), je reprends ses propres termes : « L’opposition du Tien et du Jen est le centre de la doctrine de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. » Or, je le rappelle, cette distinction qui est celle de l’âme et de l’esprit, ou encore celle de la chair et de l’esprit, est spécifique de l’anthropologie ternaire. On peut d’autre part vérifier aisément qu’elle est une clé nécessaire et essentielle du Tao tö king, – le Livre du Tao – où sont collationnées les pensées du « Vieux Maître ». A propos du taoïsme, je ferai enfin remarquer que le taoïsme tardif, celui qui est à la clé des disciplines du Qi Gong et du Taï Chi, disciplines enseignées en Occident, plus que d’en référer à la triade originelle « Ciel, Terre, Homme », aime à prendre appui, du moins pour l’enseignement des disciplines précédentes, sur le ternaire « Corps, Souffle, Esprit ». Or, je ne crois pas que l’on puisse mettre ce ternaire en rapport avec le ternaire « Corps, Ame, Esprit » de manière aussi pertinente que la triade « Tien, Ti, Jen ». En effet, à en croire la lecture qu’en font les experts actuels (Gu Meisheng, par exemple), il est patent que le « souffle » intermédiaire de la triade « Corps, Souffle, Esprit » est une réalité relevant autant du corps que de l’âme, une réalité autant physique et psychique. Autrement dit une réalité parapsychique. Or le ternaire chrétien n’énumère pas de modalité de cette sorte. Ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il en nie l’existence.

Voici maintenant quelques arguments probants montrant que la tripartition anthropologique « Corps, Ame, Esprit » qui est aussi une « trivision » de l’homme et du monde est aussi au cœur de l’hindouisme.

Shiva, le dieu de l’ascèse, le Grand Yogi, le « Mahayogin », est qualifié de trilokesvara ce qui le désigne comme « Maître des trois mondes ». Nous connaissons ces trois mondes. Ce sont les trois mondes physique, psychique et spirituel. Les Védas, et à leur suite les Upanishads expliquent que ces trois mondes ne sont autres que ceux que nous rejoignons respectivement à l’état de veille (jâgrat), alors que nous rêvons (svapna) et lors du sommeil profond  (sushupti). Ainsi que le développe par exemple Shankara (VIIIe ap. J.C.), le grand maître de l’advaïta, qui est la doctrine de la non-dualité, l’homme est ouvert sur ces trois mondes grâce à ses « trois corps » (on dit aussi ses « trois formes ») : « le corps grossier » (sthûla-sharira), « le corps subtil » (sûksma-sharira) et le « corps causal » (kârana-sharira) dont le siège est dans le cœur.

Mais l’hindouisme pour scruter et comprendre l’être humain connaît aussi d’autres canevas dans lesquels nous retrouvons clairement imprimée la marque des mêmes trois composantes essentielles. Ainsi le système philosophique du Sâmkhya, qui remonte au VIe siècle avant J.C., distingue à l’intérieur du microcosme humain trois tropismes fondamentaux, les trois gunas qui régissent aussi le macrocosme, entendons l’univers. Soit : tamas, qui est un principe de pesanteur, rajas qui affirme et différencie et, enfin, sattva qui harmonise et éclaire. Le premier œuvre prioritairement dans le corps, le second dans l’âme, le troisième dans l’esprit. Rappelons enfin qu’à la clé des différents Yogas la même « trivision » fondamentale est mise en actes à travers une autre distinction ternaire : celle-ci sépare les éléments matériels tanmâtras (auxquels appartiennent ceux du corps) du mental personnel jivâtman, lequel est lui-même distinct de l’âme essentielle âtman.

Toutes ces doctrines sont fortement argumentées et sont si prisées dans l’Inde entière que certaines, comme celle des trois gunas, sont, si l’on en croit Albert Schweitzer, bien connues du « moindre villageois » (p. 59). Et aussi, et surtout, des fameux sannyâsins qui sillonnent en mendiant et priant les chemins du continent indien. Les ouvrages de Swâmi Râmdâs (1884-1963), l’un des plus célèbres et des plus attachants sanyassins de notre temps, qui eut le privilège de connaître Râmana Maharshi, en témoigne surabondamment. En particulier ces modestes paroles qui disent l’essentiel et que vous pourrez lire dans son livre Présence de Râm (A.M., 1977, p. 27) : « La vie humaine possède trois aspects principaux : physique, mental et spirituel ».

Dans le bouddhisme, la « Doctrine des Trois Mondes », sur lesquels ouvrent les trois modes de l’humain, a une importance considérable. Elle distingue :

Kamavacara : la sphère matérielle,

Rupavacara : la sphère mentale ou subtile,

Arupavacara : la sphère informelle ou spirituelle.

Certes, le bouddhisme originel, le theravâda, le boudhisme dit du « Petit véhicule » (Hînayâna) ignore la notion de « nature de Bouddha ». Cette notion désigne le « germe d’éveil » présent en chacun de nous. Ce germe est porteur de notre nature essentielle, universelle et immortelle. Il est très semblable à l’esprit, ou à la nature spirituelle dont nous parlons. Mais la notion de ce germe que désigne le mot « Tathagatagarbha » – mot si suggestif puisqu’il signifie « l’embryon de celui qui vient » – cette notion est absolument essentielle dans le bouddhisme Mahâyâna, le plus répandu, celui dit du « Grand véhicule ». En effet, on ne voit pas comment l’être humain, tel que le conçoit ce bouddhisme, étant démuni de la potentialité que représente ce germe, pourrait parvenir à l’illumination et être ainsi libéré du conditionnement du samsâra. De même conçoit-on difficilement qu’une chenille libère un papillon, une naïade une libellule, un gland un chêne ou une amande un amandier, si la potentialité des seconds n’est pas inscrite dans les premiers. Si « l’information » nécessaire à l’apparition des seconds n’est pas inscrite dans les gènes des premiers.

Enfin, si le Bouddha Cakyamouni possède trois corps (trikâya) : soit le corps d’apparition, le corps de jouissance et le corps absolu, ceci, on veut bien le croire, ne peut être sans rapport avec la doctrine des trois mondes, ni avec celle des trois états de l’être, dont le bouddhisme enseigne que le premier est matériel et formel (kamavacara) le second immatériel et formel (rupavacara), le troisième, enfin, immatériel et informel (arupavacara). Ce qui est très précisément le cas du corps, de l’âme et de l’esprit tels que les distingue l’anthropologie ternaire occidentale. D’où nous l’avons vu, comment parler de l’esprit qui, « immatériel », ne donne pas prise au corps et, « informel », échappe aux griffes de l’âme ?

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