Introduction à la vie et l’œuvre de Nicolas Berdiaev (1874-1948)
CETH 3 rue Nicolas Oresme 14000 CAEN, le lundi 18 juin 2018 (20 h30), par Michel Fromaget
« De quelle manière la pensée du grand philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1948) permet-elle à l’homme d’aujourd’hui d’élargir et féconder radicalement sa compréhension de la liberté et de la vérité, de la vie et du monde, de l’homme et de Dieu ? Telle est la question de fond à laquelle se propose de répondre cette conférence de présentation de Nicolas Berdiaev et d’introduction à son œuvre saluée comme l’une des plus profondes du XXe siècle »
Aujourd’hui, Berdiaev ? Oui, la question se pose. Car, pourquoi présenter ce philosophe russe dont on parle si peu de nos jours, du moins en France ? Quant à moi, je vois actuellement deux raisons considérables pour susciter chez chacun l’envie de le rencontrer et de l’apprécier.
La première est que Nicolas Berdiaev est un guide incomparable pour découvrir et comprendre le vrai christianisme. Je veux dire ici : le christianisme apostolique, originel, et non pas celui accommodé par saint Thomas, puis par le Concile de Trente et le Vatican. Or ce christianisme originel est si intelligent et si lumineux, et il est de notre temps si inédit et méconnu que, par une sorte d’effet de retour, il confère aujourd’hui aux intuitions spirituelles de Berdiaev la valeur de l’or et du diamant. Telle est la première raison.
La seconde est cette absolue liberté de pensée, ainsi que cette lucidité extrême, assortie du courage nécessaire, qui ont permis à Berdiaev de donner de l’échec de l’humanisme et des politiques hérités de la Renaissance et des Lumières, les analyses les plus décisives. A dire vrai, à ce jour, découvrir la pensée géniale de Nicolas Berdiaev est certainement l’un des chemins les plus rapides et les plus sûrs pour identifier les causes profondes du chaos identitaire, tant individuel et psychologique que collectif et sociologique, dans lequel la civilisation occidentale actuelle risque de disparaître. Telle est la seconde raison.
Je vous propose un exposé qui ne pourra jamais qu’être une introduction à ce qu’il aimerait dire. Il se déroulera en trois temps :
1 – Une rapide biographie qui permettra de situer l’homme lui-même
2 – Une esquisse de « l’anthropologie » du penseur russe, car elle est le foyer incandescent de toute sa philosophie. Que celle-ci soit considérée dans ses implications psychologiques, épistémologiques, éthiques, esthétiques, historiques, ou encore politiques et sociales. Car la portée de l’œuvre est immense.
3 – Une introduction à la philosophie personnaliste de Berdiaev, celle-ci aperçue à travers quelques brèves citations concernant trois de ses thèmes privilégiés : la Liberté, la Vérité et la Beauté.
I – Biographie résumée
Il est commode, pour la clarté du propos, de distinguer dans la vie de l’éminent philosophe russe quatre grandes périodes que je qualifierai ainsi : 1 – La période de sa jeunesse, de 1874 à 1894. 2 – La période « politique » de 1894 à 1904. 3 – La période « religieuse » de 1904 à 1922. 4 – La période de l’exil de 1922 à 1948, date de sa mort. Des grands philosophes de « l’Age d’argent » de la culture russe, période qui s’étend de 1900 à 1930, Berdiaev est de loin le plus connu. S’il fallait retenir deux traits caractéristiques de ce philosophe nul doute qu’il faudrait mettre en avant son amour inné de la vérité et son option viscérale pour la liberté. De là vient qu’il fut toujours en rébellion et que les quatre périodes de sa vie sont à placer sous le sceau de quatre révoltes : durant sa jeunesse contre le milieu aristocratique familial, puis contre le milieu révolutionnaire marxiste, ensuite contre le milieu des religieux orthodoxes et enfin, en exil, contre le milieu des émigrés russes, le milieu des « russes blancs » dont le conformisme et l’esprit bourgeois le révulsait.
Mais disons quelques mots de chacune de ces périodes.
1 – La jeunesse (1874-1894) :
Nicolas Alexandrovitch Berdiaev naît en Ukraine le 19 mars 1874 à Kiev, dans une famille hautement aristocratique. Sa mère, la princesse Alexandra Sergeevna Kudachev, à moitié française par son ascendance maternelle, descend du comte de Choiseul. Du coté paternel, Nicolas est issu de la noblesse terrienne russe – son père posséda jusqu’à 960 serfs ! -, ainsi que de militaires au passé mémorable. Nicolas rêve et lit énormément : à onze ans, il a lu Guerre et Paix de Tolstoï. A quatorze ans, il lit Hegel et Schopenhauer. Au même âge, il se plonge dans Dostoïevski, dont le sens tragique de la liberté le marquera pour le reste de sa vie. A dix-sept ans, il a déjà assimilé La critique de la raison pure de Kant !
Tradition familiale nobiliaire oblige : les parents de Nicolas le destine à devenir officier de la garde royale. Aussi, à dix ans, en 1884, il entre à l’Ecole des Cadets de Kiev. Pour le jeune aristocrate déjà épris de liberté et d’individualisme l’épreuve est rude. Mais c’est alors que se produit en lui une sorte de première conversion intérieure : il décide de se consacrer entièrement à la recherche de la Vérité. Sa vocation de penseur spirituel et de philosophe est née. Nous sommes en 1891 : Berdiaev a dix-sept ans, il a terminé ses études militaires, mais il choisit délibérément d’aller à l’encontre du souhait de la famille et entreprend des études pour entrer à l’Université de Kiev. La rupture de Berdiaev avec son milieu aristocratique d’origine est consommée.
2 – La période « politique» (1894-1904) :
Dès sa plus jeune enfance, Berdiaev est conscient d’appartenir à la caste privilégiée des grands propriétaires terriens. Très tôt habité par le sens de la justice sociale, il vit très mal cette situation. Aussi ne faut-il pas s’étonner que dès son entrée à l’Université, dès 1894, Berdiaev soit séduit par le marxisme, lequel avait commencé à se propager en Russie à partir de 1890. Et c’est ainsi qu’en 1898, il participe, en tant que membre du comité social-démocrate de Kiev, à une manifestation ouvrière. Arrêté avec 150 autres personnes, il est alors emprisonné pendant cinq semaines et exclu de l’Université. Mais le jugement définitif n’est pas prononcé immédiatement. Ni même à brève échéance : il devra l’attendre jusqu’en 1900.
De la période 1898-1900, Berdiaev dira qu’elle fut « une période d’essor et de prospérité, une des périodes les plus fécondes de sa vie ». Ses lectures d’alors, notamment celle renouvelée de Dostoïevski et celle d’Ibsen, l’éloignent du matérialisme marxiste et des milieux révolutionnaires. En 1900, le verdict tombe : Berdiaev avec nombre d’autres sociaux-démocrates est condamné à trois ans d’exil à Vologda, à 400 km environ au Nord de Moscou. La province de Vologda n’est pas la Sibérie. De 1900 à 1902, Berdiaev y passera un séjour agréable riche en échanges politico-philosophiques avec d’autres exilés. En exil, il écrira différents articles mal reçus dans les milieux marxistes. Si Berdiaev continue, en effet, de partager nombre d’idées sociales inhérentes au marxisme, il en récuse absolument la vision réductrice de la personne. Son marxisme est devenu si critique et idéaliste qu’il n’est plus soluble dans la « doxa » sociale-démocrate.
De retour à Kiev en mars 1903, le jeune philosophe connaît une période douloureuse. Après son mariage, en 1904 avec Lydie, une jeune artiste révolutionnaire, il décide de quitter Kiev pour Saint-Pétersbourg afin d’y fonder une nouvelle revue et de participer à l’extraordinaire renouveau, tout à la fois culturel et spirituel, littéraire et religieux, esthétique et mystique qui caractérise la vie pétersbourgeoise de ce temps-là.
3 – La période « religieuse » (1904-1922) :
A Saint-Pétersbourg, Berdiaev se rallie un temps au mouvement de Merejkovski « La nouvelle conscience religieuse », dont le projet est de redécouvrir les « fondements spirituels de la culture et des mystères de la vie ». Mais à Saint-Pétersbourg, l’année 1905 débute tragiquement : le 22 janvier, lors du fameux « dimanche rouge », les gardes de Nicolas II, en l’absence de celui-ci, tire sur une foule sans défense. C’est un carnage et le début de la première révolution démocratique. Berdiaev a parti lié avec les intellectuels révolutionnaires, mais il condamne sans appel la violence et les meurtres. De son propre aveu, il dira que « la petite révolution de 1905 fut pour lui un supplice ».
Déçu par les conséquences de cette révolution, Berdiaev l’est aussi par le milieu gravitant autour de Merejkovski. En 1907, il publie son premier livre dans lequel il précise clairement les tendances anarchistes et réalistes de sa mystique personnelle, ainsi que son attirance accrue pour le Christ et le christianisme. En 1908, l’anarchiste mystique quitte Saint-Pétersbourg : il n’y reviendra pas.
De retour à Moscou, Berdiaev participe activement à la « Société philosophique et religieuse » dont le personnage central est Boulgakov. C’est de ce temps, que date la seconde grande metanoïa du philosophe russe, je veux parler de sa conversion au christianisme orthodoxe russe. Dans cette conversion, Boulgakov a joué un grand rôle. Cependant, en conformité avec sa passion de la liberté, Berdiaev ne tardera pas à critiquer ouvertement et violemment la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe de Moscou. La réaction du Saint Synode ne se fait guère attendre : suite à un article incendiaire de Berdiaev, il juge l’auteur au motif de blasphème. L’affaire est de la plus extrême gravité : la sanction la plus probable est la déportation à vie en Sibérie. Heureusement, la première guerre retarde le procès et la révolution d’octobre le rendra caduc. En 1912, il écrit d’un seul jet son premier livre fondamental : Le sens de l’acte créateur.
En février 1917, éclate la « seconde révolution démocratique bourgeoise », révolution sans effusion de sang, qui entrainera l’abdication et l’arrestation du Tsar Nicolas II. Berdiaev est en accord avec la révolution de février mais son expérience des bolchéviques lui fait redouter le pire. L’été 1917 fut pour lui un « cauchemar » : il s’attendait à de nouvelles tueries. Angoisse prémonitoire : en octobre c’est la grande révolution de 1917 suivie, dès 1918, de la création de la Tcheka et de l’application de la « terreur rouge », digne héritière de la Terreur de la Révolution française.
Moins de deux mois après la Révolution d’octobre, Berdiaev, pourtant révolutionnaire dans l’âme, la condamne ouvertement : le nihilisme, l’athéisme, le mépris de la culture et le matérialisme borné de ses promoteurs, ainsi que la violence meurtrière de ses actions lui sont insupportables. Il lui faudra néanmoins vivre cinq années sous le régime soviétique. Malgré l’interdiction de toute réunion, il réunit chez lui toutes les semaines nombre d’intellectuels de toutes origines intéressés par les questions spirituelles. Malgré l’environnement hostile, il n’hésite pas, au sein de l’université et même à l’extérieur, à défendre ses conceptions spirituelles et sa vision du Christ. Mais la sanction ne tarde pas : à la fin de l’été 1922, Berdiaev est arrêté à son domicile moscovite par la Guépéou (la nouvelle Tchéka). Le jugement est sans appel : le philosophe est condamné à l’exil à vie pour raisons idéologiques. Dorénavant, il lui est interdit de s’approcher de la frontière russe sous peine d’être fusillé.
IV – La période de l’exil (1922-1948) :
Berdiaev n’est pas le seul à être expulsé : la décision prise par Lénine, en date du 31 août 1922, concerne 160 intellectuels qui formaient l’élite culturelle d’autrefois. S. Boulgakov et N. Losski, font partie du groupe. Berdiaev, amertume et tristesse au cœur, part en bateau pour l’Allemagne. Il s’installe d’abord à Berlin, puis en 1924 à Paris, plus exactement à Clamart, où il restera jusqu’à sa mort. Aussitôt, il transfère à Paris l’« Académie de Philosophie Religieuse » créée l’année précédente à Berlin. Il y donne des cours de philosophie et d’histoire. Il est, d’autre part, nommé directeur de la maison d’édition YMCA-Press, le plus grand éditeur occidental de livres russes.
De 1925 à 1940, le philosophe de Clamart écrit ses livres les plus décisifs, il rédige de multiples articles, donne de multiples conférences en Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Hollande, Belgique, Hongrie, Pologne, Estonie, Lettonie, Tchécoslovaquie. Il anime de nombreux séminaires, participe à de nombreux colloques. Il participe, entre autres, aux fameuses « Décades de Pontigny ». D’autre part, aidé par son épouse Lydie et sa belle-sœur Eugénie, Berdiaev organisait tous les mardis soir dans sa maison de Clamart des réunions de discussion et de réflexion portant sur différents thèmes de mystique et de spiritualité. Beaucoup d’écrivains, de théologiens, de religieux catholiques ou orthodoxes réputés se sont alors retrouvés dans la maison de Clamart. Quelques noms : le critique Charles Du Bos, Gabriel Marcel, Louis Massignon, Jacques et Raïssa Maritain, Emmanuel Mounier, Etienne Gilson, Marie-Madeleine Davy, Dermenghem, …
De 1931 à 1939, le philosophe russe publie trois de ses plus grands et meilleurs ouvrages : De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), Esprit et Liberté (1933) et De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1939). En 1947, après avoir été gravement malade et perdu son épouse aimée, Berdiaev, écrivain infatigable, met la dernière main à un livre qui sera son ultime : Royaume de l’Esprit et Royaume de César. L’heure du départ est venue : le 23 mars 1948, Nicolas Berdiaev, le philosophe qui aimait les chats, meurt brusquement, assis à son bureau de travail, au premier étage de sa maison de Clamart.
Ainsi disparait ce chrétien immense dont la vision de l’homme était déjà reconnue par les plus grands penseurs européens de l’époque (dont J. Maritain, E. Mounier, E. Husserl, C.G. Jung, H. Corbin) comme « l’une des plus profondes du XXe siècle ».
II – La pensée anthropologique de Berdiaev
Le mot « anthropologique » signifie : qui est relatif à l’être de l’homme. La question qui va donc nous retenir à présent est de savoir comment l’éminent philosophe russe conçoit l’homme et sa vie, et tout spécialement, comment il conçoit le sens de cette vie. Ceci dans la perspective de glaner quelques précieux enseignements sur l’être que nous sommes (ou que nous ne sommes pas) et sur ce que notre vie attend de nous. Car, cela, nous ne le savons pas. Nous ne le savons pas, parce que la civilisation occidentale moderne nous a pensés et éduqués de manière à ce que nous ne le sachions pas. Et de le découvrir, ainsi que vous allez le constater, va nous introduire véritablement dans un tout autre univers que celui auquel nous sommes habitués.
Ainsi que je le laissais entendre en introduction, l’anthropologie du philosophe de Clamart constitue, selon moi, l’une des voies les plus sûres pour pénétrer celle du christianisme originel, celle des apôtres et des premiers Pères de l’Eglise. Mais l’inverse est aussi vrai : de mieux connaître comment le christianisme apostolique considérait ce qui « de l’homme fait un homme » éclaire l’anthropologie de Nicolas Berdiaev de manière incomparable. C’est pourquoi je vous propose de commencer par un bref retour à « la case départ ».
1 – Ce qui caractérise l’anthropologie chrétienne originelle
L’affaire n’est pas simple. Comment, en quelques mots seulement, mettre sous le projecteur ce qui distingue radicalement la conception de l’homme propre au premier christianisme de celle qui nous habite aujourd’hui ? Et tout d’abord, sont-elles l’une à l’autre opposées ? A cela, la réponse est simple, elle est : foncièrement oui, et plutôt deux fois qu’une. Mais alors, en quoi consiste cette opposition foncière ? Je répondrais volontiers ainsi. Même si nous ne sommes ni biologistes, ni zoologues, nous saisissons bien la différence magistrale qui sépare les espèces à croissance continue, – chez les quelles le jeune qui vient de naître ressemble à l’adulte en miniature -, des espèces à croissance discontinue chez qui le ce jeune (la larve) ne préfigure en rien l’adulte (on dit l’imago) qu’elle deviendra à la suite d’un bouleversement extraordinaire appelé métamorphose. Ainsi en va-t-il par exemple, comme chacun sait, de la chenille et du papillon.
Certes, ces deux-là sont le même être, mais leurs natures sont si différentes que le plus réaliste est de considérer que ce même être est né, non pas une fois, ou en une fois, mais deux fois. Eh bien ! Là se situe l’opposition radicale que nous cherchons à identifier. L’anthropologie moderne considère l’espèce humaine comme une espèce à croissance continue et qu’en conséquence l’homme naît une seule fois. A l’inverse, la conception chrétienne originelle affirme que l’espèce humaine est une espèce à métamorphose et que l’homme naît à sa condition véritable non pas à la faveur d’une seule naissance, mais de deux. Mais d’où vient, me direz-vous, une opposition aussi frontale ?
Elle ne s’est certes pas produite en un jour. Elle est le fruit d’une lente dérive historique qui s’accélère au XIIIe siècle pour devenir fatale et irréductible avec la venue des temps modernes. Elle est l’effet d’un choix que je présenterai ainsi. Selon C.G. Jung, le psychisme humain, son mental, son âme (comprise en son sens premier) dispose pour découvrir le monde et lui-même de quatre fonctions fondamentales : la pensée, entendons la pensée rationnelle, discursive et logique qui est la nôtre, la sensation, le sentiment et l’intuition. Or l’histoire de la mentalité occidentale est celle d’une valorisation systématique de la raison et de la sensation comme instruments de connaissance du réel. Mouvement qui culmine dans l’attitude infantile et pathétique, mais qui est la nôtre, mouvement qui refuse d’accorder le statut de vérité ou de réalité à ce qui ni ne s’explique par la pensée, ni ne s’éprouve par la sensation. Ce qui revient en définitive à ne donner sa confiance qu’aux seules apparences. Or donc la seconde naissance de l’homme, cette métamorphose ontologique par laquelle il devient celui qu’il est appelé à être, ni ne s’explique, ni ne se touche. Elle n’appartient pas au monde des apparences, mais à celui de l’essence. Ainsi que le dirait Pascal : « elle appartient à un autre ordre de réalité ». Mais, l’homme occidental fit le choix de vivre toujours plus à la surface et à l’extérieur de lui-même. Et c’est ainsi qu’il se coupa de cet autre ordre de réalité et donc de la seconde naissance dont il a perdu de nos jours toute intelligence.
Tâchons justement de retrouver cette intelligence. Comment parler intelligemment de cette seconde naissance qui n’est donc pas la première, la biologique ? Une manière est celle-ci qui demande de préciser le sens de trois notions anthropologiques capitales. Soit le corps, l’âme et l’esprit. Il s’agit là de trois composantes essentielles de l’homme, mais qui n’en sont nullement trois parties. Ceci à la manière par exemple de la forme, de la couleur et de la saveur d’un citron. Le corps est notre modalité physique, donc la plus évidente. Sa fonction est double : nous ouvrir par la sensation sur le monde extérieur, sur le monde des objets, et nous permettre d’agir sur ce monde. L’âme doit être ici entendue dans son sens étymologique : elle est l’anima des latins, la psyche des grecs, soit donc le mental, lieu de la conscience, de la pensée, des émotions. En ce sens, l’animal a bien sûr une âme. La fonction de l’âme est double : par vocation, elle ouvre par l’intellection sur le monde des sujets. Et, par le langage elle me permet d’agir sur ce dernier. L’esprit, quant à lui, tel qu’il est considéré ici, n’a rien à voir avec l’intelligence ou la vivacité psychique : il est le spiritus latin, le pneuma grec, donc cette modalité de l’être humain qui par la contemplation l’ouvre sur le monde spirituel, sur ce monde ni extérieur, ni intérieur qui est celui des essences. Une approche chrétienne juste consiste à dire que l’esprit de l’homme est en lui ce lieu de transparence où il communie avec Dieu, où il nait à Dieu et où Dieu naît en lui. Il est le lieu de sa participation à Dieu, le lieu de sa spiritualisation, de sa transfiguration, de sa déification.
Or, il est impératif de bien apercevoir ceci : nous vivons sous la dictature d’un présupposé anthropologique binaire ou dualiste affirmant que l’homme n’a de réalité que dans le corps et l’âme « actuels » dont il dispose dès sa naissance biologique. Ce présupposé binaire nie, par définition, la réalité, l’existence, de l’esprit. Sa logique veut que l’espèce humaine soit à croissance continue, que l’homme ne connaisse qu’une seule naissance. Mais, nous l’avons dit tel n’était pas le cas de l’anthropologie du christianisme originel. En effet, le propre de celle-ci est d’être, non pas binaire, mais ternaire. C’est-à-dire qu’elle affirme l’homme adulte comme étant un être simultanément tissé de corps, d’âme et d’esprit. Ceci tout en avalisant le fait que la naissance biologique ne dote l’enfant que d’un corps et d’une âme. Et c’est bien dans cette différence ontologique suressentielle que la notion de seconde naissance, ou de métamorphose spirituelle, puise sa profonde cohérence. En effet, dans l’optique chrétienne originelle, la naissance biologique dote l’enfant d’un esprit, non pas « actuel » à l’instar de son corps et son âme, mais seulement « virtuel » ou « potentiel ». La seconde naissance de l’homme consiste alors dans la mise en œuvre, dans la mise en actes, dans l’actualisation de son esprit. On pourrait aussi bien dire dans son éveil, dans sa libération. Mais il faut bien comprendre cette « actualisation ».
Elle consiste dans un choix conscient et libre. Elle est un processus inchoatif en ce sens que si elle a un commencement dans le temps, elle n’y a pas de fin. Elle est jamais faite, toujours à faire. Jamais derrière, toujours devant, comme disait le grand Zundel. En effet comme mouvement de naissance et de participation à Dieu, comme mouvement de connaissance de Dieu, qui est « infini », elle est sans fin. Par elle, l’homme se défait de sa première vie, de sa vie biologique et larvaire qui est une vie imposée, partielle, relative et momentanée, pour revêtir celle de l’imago dont il porte la promesse au tréfonds de son âme. Seconde vie qui, à l’opposé de la précédente, est libre, totale, absolue et éternelle, ou immortelle. Cette vie qui est celle-là même de Dieu. C’est afin que l’homme y ait part, c’est afin qu’il se divinise, que Dieu a créé le monde et c’est pour cette même fin qu’il s’est incarné. Ce que dit clairement l’adage-clé de l’anthropologie ternaire chrétienne pour la première fois formulé par saint Irénée : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Toutefois ce devenir ne lui est pas imposé. L’homme est magnifiquement libre de l’accepter ainsi que l’immortalité qui lui est inhérente, ou de les refuser et de se condamner ainsi à disparaître. Car dans cette conception lumineuse l’homme n’est par nature ni mortel, ni immortel. Mais capable des deux.
Je dis souvent que l’anthropologie apostolique est tissée de « trois fils d’or » qui sont : sa conception ternaire « corps-âme-esprit », sa conception essentialiste de la seconde naissance, sa conception optionnelle et libre de l’immortalité. Ces trois fils d’or courent tout au long du texte néotestamentaire et lui donnent son sens ultime. Ce que le catéchisme catholique méconnait parce qu’il le voit mal, ou ne veut pas le voir. A l’opposé, Nicolas Berdiaev, le prince des philosophes russes de l’Age d’argent, par la grâce de son génie propre, a su retrouver et scruter ces trois thèmes capitaux hors des quels la notion d’homme ou d’humanité se vide de toute substance. Voyons cela.
2 – L’anthropologie de Berdiaev
Comme l’anthropologie du christianisme originel, et pour le dire à la manière du christianisme orthodoxe, l’anthropologie du philosophe de Clamart est « théandrique » ou « divino-humaine ». Jean Boboc parle à ce sujet de « théo-anthropologie ». Tous ces mots mettent très justement l’accent sur le fait que l’espèce humaine ne se détermine pas par les propriétés de sa larve, mais par celle de son imago. Ainsi les entomologistes ne spécifient pas les différentes catégories de lépidoptères en décrivant les chenilles mais les papillons. Il n’y a que l’anthropologie occidentale moderne, celle des Freud, Levi-Strauss et consorts, pour croire que l’humanité s’épuise dans sa configuration binaire « corps et âme » et qu’elle se définit par elle. C’est là une véritable aberration, mais dans laquelle justement Berdiaev ne tombe pas puisque pour lui la « personne humaine » n’est pas pour nous une donnée naturelle mais une tâche que nous avons à accomplir en naissant une seconde fois, en nous déployant dans notre plénitude « corps, âme, esprit » et en devenant ainsi immortels. Voici successivement quelques citations du maître russe relatives à ces trois thèmes. Elles sont, selon moi, particulièrement transparentes et décisives.
Quant à la structure ternaire. En 1936, dans son bref et magistral essai intitulé Le problème de l’homme. Vers la construction d’une anthropologie chrétienne, Nicolas Berdiaev campe le sujet en ces termes : « D’une immense importance pour l’anthropologie est la question de la relation de l’esprit avec l’âme et le corps. On peut parler de la constitution triadique de l’homme » (PH, p. 9). Cette constitution est au fondement même de son personnalisme. A la page suivante, l’auteur affine son propos en écrivant : « Mais la personne est un être intégral – esprit, âme, corps – dans lequel l’âme et le corps sont soumis à l’esprit » (PH, p. 10). Dans Esprit et Réalité, ouvrage paru en 1943, il rehausse l’importance insurpassable du paradigme ternaire en ces mots :« La conception tripartite de l’homme comme être tout ensemble spirituel, psychique et corporel a un sens éternel et doit être retenue. » Et l’auteur de préciser : « Cela ne signifie pas qu’il existe, pour ainsi dire, dans l’homme, à coté de sa nature psychique et corporelle, une nature spirituelle. Cela signifie que l’âme et le corps de l’homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur, celui de l’existence spirituelle. » (ER, p. 11). Ailleurs, le philosophe remet l’âme à sa juste place en ces mots : « Le rôle principal revient non à l’idée d’âme, mais à celle d’homme complet, composé d’un esprit, d’une âme et d’un corps » (De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1963, p. 149).
Dès 1927, dans Esprit et liberté, mettant simultanément à contribution ses intuitions les plus profondes et sa réflexion la plus acérée, afin de mieux faire entrevoir la nature de l’esprit, il écrivait ceci : « Le premier soin et le plus élémentaire qu’il faut établir pour connaître l’esprit, c’est la distinction de principe entre « l’esprit » et « l’âme ». L’âme appartient à la nature, sa réalité est une réalité d’ordre naturel, elle n’est pas moins naturelle que le corps (…). Mais l’esprit (…) appartient à un autre ordre de réalité, à un plan différent. La nature n’est pas reniée, mais illuminée par l’esprit. L’esprit s’unit intérieurement à l’âme et la transfigure. » (EL, p. 31). Quelques pages plus loin, nous lisons : « Mais la dignité de l’homme n’est pas déterminée par sa situation, ni par sa puissance dans le monde naturel, mais par sa spiritualité (…) ». C’est-à-dire par la vie spirituelle dont le penseur ruse écrit : « qu’elle est précisément la vie en Dieu, c’est-à-dire dans la vérité, la justice, la beauté et non dans l’isolement naturel des âmes et des corps. Dieu est immanent à l’esprit.» (EL, p. 62). Quelle que soit la manière dont vous pensez ou vivez Dieu : existant ou inexistant, proche ou lointain, présent ou absent, impassible ou aimant, unitaire ou trinitaire, personnel ou impersonnel, …retenez cette dernière affirmation de Berdiaev qui est fondamentale et dit déjà ce qu’il convient de penser des spiritualités sans Dieu.
Quant à la seconde naissance. Dès son premier grand livre Le sens de la création, écrit à Moscou en 1912 et publié en 1916, l’éminent philosophe distingue avec grand soin les deux naissances de l’homme. Nous y lisons par exemple ceci : « La première naissance, en l’espèce, n’est pas la naissance authentique de l’homme. C’est seulement la deuxième en esprit, dont ont parlé les mystiques, qui constitue la naissance définitive.» (SC, op. cit., p. 254). Dans ce même ouvrage, relativement à la seconde naissance, Berdiaev écrit ces paroles difficiles et lumineuses : « Le secret suprême de l’humanité c’est la naissance de Dieu dans l’homme. Mais le secret divin suprême c’est la naissance de l’homme en Dieu » (SC, p. 40). Et encore : « Dieu prend naissance dans l’homme et l’homme prend naissance en Dieu. Découvrir l’homme jusqu’au bout, signifie découvrir Dieu » (SC, p. 406).
Dans Esprit et Liberté, qui date de 1929, le philosophe existentialiste précisera sa pensée relative au rapport des deux naissances, la biologique et la spirituelle, en ces termes : « La première (naissance) est la naissance naturelle, dans la postérité du premier Adam, ancêtre de l’humanité naturelle, la naissance à la fois dans la division et la scission, dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, dans la filiation du second Adam (…), la naissance à la fois dans l’unité et la liberté, la victoire sur la nécessité matérielle et génétique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance, tout est vécu extérieurement, dans la seconde, tout est vécu intérieurement et profondément (…). Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance. « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu ». Ainsi tout chrétien doit naître de nouveau » (EL, p. 50).
Par la grâce de la seconde naissance, l’homme nait simultanément à lui-même, à son entièreté « corps, âme, esprit », à son être réel, et à Dieu. C’est là une seule et même chose, Dieu étant immanent à l’esprit. Sur cette parturition mystérieuse le philosophe de l’Age d’argent aura vers 1940, ces paroles magnifiques : « L’idée de Dieu est l’idée humaine la plus haute. L’idée de l’homme est l’idée divine la plus haute. L’homme attend la naissance de Dieu en lui. Dieu attend la naissance en lui de l’homme. » (Essai d’autobiographie spirituelle, 1979, p. 262).
Quant à l’immortalité optionnelle. Sur ce sujet, comme d’ailleurs sur les autres, Berdiaev est d’une éloquence supérieure. Dans Esprit et Liberté (1927) ouvrage que nous connaissons, il explicite ainsi les rapports de l’immortalité et de la seconde naissance : « L’immortalité est une catégorie spirituelle et religieuse et non pas naturaliste et métaphysique. Elle n’est pas la propriété naturelle de l’homme, elle est l’acquisition de la vie spirituelle, la nouvelle naissance en esprit, naissance en Christ, source de vie éternelle » (EL, p. 56). Et de préciser un peu plus loin : « La liberté de l’esprit, comme l’immortalité, n’est pas un état naturel de l’homme, elle est une nouvelle naissance. Sa source ne réside pas dans l’âme (…) mais dans l’esprit, dans l’acquisition de la vie spirituelle. » (EL, p. 127). Mais c’est dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), que Berdiaev étudie de la manière la plus argumentée la question de l’immortalité. Le philosophe russe annonce tout d’abord la couleur en ces termes tranchants :
« La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. (…) Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non-vitale » (DH, p. 330). Puis, il explique et étaye son propos en ces termes : « L’immortalité naturelle de l’âme et du corps n’est pas donnée à l’homme engendré par un processus générique. Ce dernier en ce monde est un être mortel (…) Ce n’est pas l’élément psychique ou l’élément corporel, pris en eux-mêmes, qui sont éternels et immortels en l’homme, mais bien l’élément spirituel, dont l’action en s’exerçant sur eux forme précisément la personne (…) L’homme est immortel et éternel en tant qu’être spirituel appartenant à un monde incorruptible, mais il n’est pas naturellement et de fait un être spirituel (…) » (DH, p. 331). En effet, comme le rappelle saint Paul, l’anthropologue étincelant du christianisme originel : « Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (1Cor 15, 46)
III – La philosophie de Berdiaev aperçue seulement à travers trois ouvertures :
A vrai dire je comptais vous la faire apercevoir par un bien plus grand nombre d’ouvertures. Mais le temps qui nous conditionne est exigeant, aussi je me limiterai à vous présenter et commenter brièvement trois thèmes-clés de la philosophie berdiaevienne. A savoir : la Liberté, la Vérité et la Beauté. Ceci non sans vous avoir au préalable prévenu que la philosophie du maître russe n’a rien à voir avec la philosophie conceptuelle et abstraite privilégiée par les universités. Ce n’est pas une philosophie d’intellectuel, mais une « philosophie existentielle ». Elle est celle d’un homme complet qui ne se contente pas de penser le monde mais qui l’éprouve, le découvre et le comprend par toutes les facultés dont il dispose : sensation, intellection, émotion, intuition. Berdiaev dit de sa philosophie « qu’elle naît de la vie et qu’elle va vers la vie ». Comme la philosophie antique, elle n’est en rien gratuite : elle est recherche et découverte d’un sens qui donne des raisons de vivre et par suite de croire en la vie humaine. Et c’est précisément en cela qu’elle nous intéresse.
A propos de la Liberté. Enfermé dans le moi à deux dimensions « corps et âme » que nous croyons être, nous ne savons pas penser la liberté. Ou plutôt nous ne pensons qu’une liberté rétrécie, dénaturée. Nous la réduisons au libre arbitre, au libre choix de choisir entre des alternatives obligées, à la liberté de voter à droite ou à gauche, de manger cru ou cuit, de porter une jupe ou un pantalon, de penser ceci ou cela…. Nous la réduisons à la liberté de penser, croire, dire, faire ce que je veux. C’est-à-dire très souvent, sub specie aeternitatis, ou vu de Sirius, à la liberté de faire n’importe quoi. Liberté chérie que nous chérissons tant que nous en avons fait un droit de l’homme primordial. Mais il est vrai que cette liberté, qui se ramène la plupart du temps à une simple liberté d’avoir ouvre dans sa partie la plus haute sur la liberté d’être, car elle est aussi « liberté de choisir la liberté ou l’esclavage.» Et le génie de Berdiaev d’attirer notre attention sur le fait que le même mot « liberté » désigne ici deux libertés radicalement différentes : la première que Berdiaev dit être celle du premier Adam, que je dirais être celle de la larve et la seconde, celle du Christ, second Adam, qui est celle de l’imago. Autrement dit celle de l’esprit, qui est celle-là même de Dieu. Or cette liberté que confère l’esprit, loin d’être un droit est un devoir. Devoir splendide et sublime, mais devoir effrayant puisqu’il exige de quitter les repères légués par notre hérédité et notre éducation pour se jeter dans l’inconnu. Puisqu’il exige de la larve qu’elle se perde pour que vive le papillon dont elle porte la promesse.
Un aspect suressentiel de l’enseignement de Berdiaev sur la liberté tient à sa découverte que la liberté n’est pas inhérente à l’ordre naturel qui est celui des réalités psychiques et matérielles. Cet ordre, dit-il, est celui de la nécessité, celui du déterminisme, celui de la causalité. En effet, tout phénomène qui appartient à cet ordre est l’effet obligé de ses causes : il ne connaît ni liberté, ni créativité. La source de la liberté, écrit Berdiaev, « ne réside pas dans l’âme, et encore moins dans le corps de l’homme, (…) mais dans l’esprit (…) La liberté est une pénétration dans un autre ordre de l’être, dans un ordre spirituel » (EL, p. 127). Dans l’ordre naturel elle est aussi et à l’inverse, de même que l’acte créateur, le sillage et le sceau de l’esprit. Autant dire de Dieu. Car c’est bien cela, qui est tout à fait extraordinaire, que Berdiaev voulait nous faire toucher du doigt en écrivant ces paroles effectivement libératrices : « « Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’Etat… » (DEDL, p.278). « Dieu est liberté. Il est le libérateur et non le dominateur » (DEDL, p. 90). « Dieu est la liberté et c’est lui qui la confère. Il n’est pas maître, mais libérateur de l’esclavage du monde. C’est par la liberté que Dieu agit. » (EAS, p. 219)
Avez-vous déjà pensé la liberté en de tels termes ?
A propos de la Vérité. Plus haut, alors que je présentais la biographie de Berdiaev, j’ai attiré votre attention sur cette conversion philosophique décisive qu’il fit, très jeune, à l’âge de dix-sept ans environ. Le jeune homme l’a vécue comme une consécration définitive et absolue à la recherche de la vérité, seule recherche qui, à ses yeux, pouvait donner un sens à sa vie. Voici quelques lignes de Berdiaev, souvent émouvantes, qui disent bien ce que la vérité représente pour lui : « C’est cela qui a été ma véritable conversion, en tout cas la plus importante de ma vie, la décision de consacrer ma vie à la recherche de la vérité, établissant ma foi en l’existence de la vérité. (…) Ce fut une conversion à l’Esprit, un retour au spiritualisme. J’a toujours gardé la conviction qu’il n’est pas de religion plus haute que celle de la Vérité (…) Maintenant encore (écrit à l’âge de 66 ans) je voudrais pouvoir recommencer ma vie de manière à rechercher encore et toujours la vérité, le sens de la vie. La vérité possède une éternelle nouveauté, une jeunesse infinie (…) La vérité se présente à moi éternellement jeune, comme fraîchement éclose et révélée. » (Essai d’autobiographie, pp. 105, 106, 108).
Cette recherche passionnée sera particulièrement féconde. Nous sommes habitués à concevoir la vérité sous la forme d’une chose abstraite. Pour nous, est « vrai » ce qui est conforme à ce que nos sens et notre intellect disent de la réalité. En fait cette compréhension étroite de la vérité est seulement celle promue par l’âme, elle convient certes à la larve, mais elle n’est pas celle de l’esprit, celle du papillon. C’est là ce que Berdiaev explique de manière fascinante dans nombre de ses grands ouvrages. La vérité, dit-il, ce n’est pas du tout cela. La vérité n’est pas une « chose abstraite », mais une réalité vivante que l’on rencontre. Elle n’est pas intellectuelle, mais existentielle. Elle n’est pas conformité servile, mais manifestation et source de liberté. Ce faisant l’éminent philosophe russe retrouve et expérimente le sens ultime des paroles du Christ disant dans l’évangile de Jean : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,32) ou encore : « Je suis le Chemin et la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).
Dans son livre Esprit et liberté, Berdiaev explique de manière remarquable que l’expérience psychique de la réalité est nécessairement conditionnée par une dualité de l’objet et du sujet, qui fait que ce dernier n’a d’accès au premier qu’à travers le reflet qu’il en a. Alors, dans cette expérience du réel, qui n’est que partielle, la question de la conformité de ce reflet à la réalité se pose effectivement. Mais, comme le montre le philosophe de Clamart, tel n’est absolument pas le cas dans l’expérience spirituelle et totale du monde, expérience dans la quelle le sujet connaissant n’est pas séparé de l’objet connu, expérience dans la quelle « il n’y a ni objet, ni sujet reflétant cet objet » et où, en conséquence, la question du critère de vérité ne se pose pas. Et Berdiaev d’écrire : « La vérité dans la vie spirituelle, n’est ni le reflet, ni l’expression d’une réalité quelconque, elle est la réalité… » (EL, p. 45). Et la rencontre de cette réalité, donc de la vérité qui ne peut se faire qu’à la lumière de l’esprit, toujours libère le sujet, toujours le pousse plus avant sur le chemin de sa seconde naissance. C’est en ce sens que le grand philosophe russe a pu écrire : « La vérité n’est donnée que dans l’esprit subjectif et elle est existentielle » » (ER, p. 78), « La vérité est spirituellement révolutionnaire » (ER, p. 78). Ou encore : « La vérité est l’élucidation et la libération de l’être » (Le sens de la création, p. 66). Ce que nous pouvons retenir et méditer sous la forme : il n’y a pour l’homme d’autre accès à la vérité du monde que de consentir à la vérité de son être, que de se détacher de celui qu’il n’est pas pour libérer celui qu’il est, ce qui est dire qu’il n’y a d’autre chemin vers la vérité que de naître une seconde fois comme Jésus-Christ l’a expliqué à Nicodème.
A propos de la Beauté. Il en va pour Berdiaev de la Beauté, comme de la Vérité et de la Liberté. L’homme qui fait le choix de s’enfermer dans son être biologique seulement « corps et âme » et refuse ainsi d’être en plénitude « corps, âme, esprit » se coupe non seulement de lui-même mais aussi du monde. Et aussi de la beauté qu’il ne comprend plus alors que comme le résultat d’une appréciation émotionnelle. En ce sens, la beauté ne serait plus qu’un caractère que les choses et les êtres ont, ou n’ont pas, suivant leur aptitude à satisfaire les chenilles qui les contemplent. Mais c’est là une conception très affaiblie de la beauté. Pour Berdiaev la beauté est d’un tout autre prix, elle infiniment autre chose. Elle est une valeur qui surpasse toutes les autres. La manière dont le philosophe russe parle de la beauté est si éclairante et enthousiasmante que de bien l’entendre peut modifier déjà notre rapport au monde. Ecoutons-le à la faveur de trois brèves citations.
Extrait de De la destination de l’homme (1979, pp.318, 319) : « Transfigurer et régénérer réellement la nature humaine, c’est atteindre la beauté (…) La fin suprême est la beauté de la créature. (…) La beauté sauvera le monde, car la transfiguration du cosmos, le paradis, le Royaume de Dieu représente son obtention. » Je lis encore : « La réalisation de la beauté correspond à la déification de la créature, à la découverte du divin dans la personne. »
Extrait de Esprit et Liberté (1984, pp. 58, 59) : « Ce n’est que dans le monde spirituel intérieur que le cosmos est donné dans sa vie intérieure, dans sa beauté. (…) La contemplation de la beauté et de l’harmonie dans la nature constitue déjà une expérience spirituelle une pénétration de la vie intérieure du cosmos qui se révèle dans l’esprit » Autrement dit selon Berdiaev, l’émerveillement devant la beauté est une manifestation et un indice d’éveil à l’esprit, de transfiguration, de métamorphose. Et de préciser dans la phrase suivante qu’il en va exactement de même de « l’amour envers la nature, envers les minéraux, les végétaux, les animaux. » Pour le philosophe ami des chats, la naissance à l’esprit, je reprends ses propres termes « commence dans l’expérience de l’amour, dans la contemplation de la beauté » (p.59).
Dans Le sens de la création (1976, p. 315), je trouve cette notation : « Car la beauté dans son essence est indéfinissable, elle est un secret » Très tôt, semble-t-il, Berdiaev eut le pressentiment que la beauté dans le monde est l’indice d’un mystère. De quel mystère ? de ce mystère formidable faisant que la beauté est ici-bas dans notre monde déchu, la trace et la prémisse du monde qui nous attend pour peu que nous consentions à la faveur d’une seconde naissance à naître enfin à nous-même.