Maurice Zundel devant l’hindouisme et le bouddhisme

Monastère de l'Annonciade (Grentheville 14150) le 16 mai 2016 par Michel Fromaget

Tous les connaisseurs de l’anthropologie de Maurice Zundel se souviennent de ces invectives terribles à la faveur des quelles il dénonçait la nature funeste du « moi », de ce « moi » dont nous parlons lorsque nous disons « moi », de ce « moi » que nous croyons être et que nous ne sommes pas. Nous lisons par exemple dans A l’Ecoute du Silence (EDS, p. 59) :

         « …l’immense majorité des hommes ne remettent pas en question leur moi. Ils prennent leur moi pour argent comptant. Ils ont dit « je » et « moi » depuis l’âge de deux, ou trois ans, avant d’avoir rien choisi, et c’est toujours sur ce « je » et « moi » préfabriqués qu’ils posent les fondations de leur vie. C’est toujours autour de ce « moi » infantile que se nouent leurs revendications et ils défendent, avec le bec et les ongles, un « moi » qui leur est tombé dessus, un moi dont ils ne sont nullement les auteurs et qui forme, au contraire, la limite de leur croissance et l’obstacle essentiel à la création de leur personnalité. »

De ce « moi » qui n’a rien de personnel, de ce « moi » qui au fond n’en est pas un, et qui est donc illusoire, le vieux Maître suisse affirmait à temps et contretemps qu’il est une réalité très dommageable dont il convient à tout prix de se libérer. Sur le peu de prix de ce moi, sur sa nocivité et la nécessité urgente de s’en détacher, de s’en « décoller », l’aumônier de Matarieh revenait sans cesse. A l’exacte manière de la tradition originelle affirmant que la « chair ne sert de rien », Zundel remettait le moi, le « moi-quelque chose », le « moi-objet » à sa juste place. Les valeurs du moi, disait-il, « ne sont que poussières » (EDS, p. 58). Nécessairement introverti, égocentré, « égolâtrique », le moi n’a soin que de lui-même, ne travaille que pour lui-même, ne pense qu’à lui-même. « Le moi, écrit Zundel, est une pente vers nous-même où nous sommes constamment englués dans nos automatismes passionnels et où nous tournons constamment le dos à notre liberté et à notre dignité » (LPQS, p. 206). Voilà qui mérite d’être médité. En bref, aux yeux de Zundel, le « véritable mal », c’est le moi. Ce moi dont il a si finement écrit : « Ce moi propriétaire, qui ramène tout à soi, y compris les bonnes œuvres qu’il accomplit, ce qui annule justement tout le bien qu’il fait, par le bien qu’il refuse de devenir » (TVML, p. 176).

Or donc, l’un des grands connaisseurs des religions de l’Inde (Louis Dumont) a défini l’hindouisme dans sa totalité, – lequel en ce sens comprend aussi le védisme et le brahmanisme -, comme étant une « religion du renoncement ». Entendons « du renoncement au  moi ». Et cette définition vaut tout autant, sinon plus, du bouddhisme. Mais alors, mais alors, comment donc Maurice Zundel aurait-il pu ignorer ces religions orientales qui, semblent irriguées, de part en part, par une même intuition fondamentale du « moi » que la sienne ? La question mérite d’être posée. Or la réponse nous réjouit profondément, car le fait est que l’oblat d’Einsiedeln a bien connu ces religions. Mieux même, il les a étudiées de près, il les a comprises et il les a aimées. Plus encore : il les a admirées comme en témoignent le vocabulaire et la tournure des phrases dont il usait pour en parler. Ainsi, l’année précédant sa mort, dans une conférence donnée au Cénacle de Paris, le 3 février 1974, le grand prédicateur donnait son sentiment en ces termes : « Il y a dans les religions extrême-orientales un sens admirable de la vacuité. C’est là ce qu’il y a de plus profond dans le bouddhisme et dans le brahmanisme de l’advaïta ». Cette admiration ne date pas d’hier. Déjà en 1950, au Caire, au fil d’une conférence sur Vivekânanda (1863-1902), le plus célèbre disciple de Râmakrishna (1836-1886), lui-même l’un des plus grands mystiques de l’Inde, Zundel faisait part de « l’admiration cordiale » qu’il éprouvait pour ce dernier tout en précisant combien il était sensible aux « éclairs de sa sainteté ». Toujours au Caire, au centre de Dar-es-Salam, mais une dizaine d’années plus tard, le 11 mai 1961, traitant de religions comparées, il précisait ainsi sa position : «  Nous ne voudrions pour rien au monde nous priver de la lumière qui peut filtrer et se communiquer par les Védas, nous ne voudrions pas renoncer à la sainteté du Bouddha,… ». Maurice Zundel ne se payait pas de mots, or il dit : « pour rien au monde ». Même tonalité à Lausanne en 1962 (Debains 2005-04) où il s’écrie : «  Si nous ne sommes pas disciples de Bouddha, ce n’est pas que nous ne vénérions pas le Bouddha ! Si nous ne sommes pas des brahmanes, ce n’est que nous soyons insensibles au langage des Védas ! »

         L’estime nourrie par Zundel pour le bouddhisme et l’hindouisme s’exprime aussi à travers les chiffres. Le vicaire d’Ouchy convoque ou cite le Bouddha pas moins d’une trentaine de fois. Pour différentes raisons que nous retrouverons peut-être plus tard, Zundel était particulièrement sensible à l’esthétique, à la poésie et à la spiritualité de Rabindranath Tagore (1871-1951) : ainsi ne l’évoque-t-il, lui aussi, pas moins d’une trentaine de fois. Quant à Gandhi (1869-1948), quant au Mahatma Gandhi, dévot du Dieu Vishnou – « ce grand homme parmi les plus grands », comme il l’appelait -, Zundel ne le cite pas moins de cent quarante deux fois. J’ai d’autre part interrogé le catalogue de la bibliothèque du grand prédicateur déposée au séminaire de Fribourg. Procédé seulement indicatif, puisque cette bibliothèque n’est pas complète et que Zundel avait certainement lu nombre de livres qu’il ne possédait pas. Le résultat n’en est pas moins éloquent. Ce catalogue recense une trentaine d’ouvrages traitant de l’hindouisme et du bouddhisme. Ceux-ci couvrant un large éventail, depuis des études générales telle celle d’Albert Schweitzer sur les grands penseurs de l’Inde, ou encore les Lettres sur l’Inde de R. Panikkar, jusqu’à des essais approfondis tels L’ontologie du Védânta de Dandoy ou L’absolu selon le Védânta de Lacombe. Il apparaît aussi que Zundel a prêté une grande attention à la théosophie de Mme Blavatsky ce qui aujourd’hui peut surprendre. Et j’allais oublier la présence de trois grammaires sanskrites, car lorsque Zundel s’intéressait aux choses, il ne le faisait pas à moitié.

         L’idéal serait que l’on explique ici en quoi la spiritualité zundelienne recoupe, ou non, celle des Védas, celle des Upanishad et du brahmanisme, puis celles de l’hindouisme – et notamment celles du Védânta de Shankara et du Védânta de Râmânuja – et enfin les spiritualités du bouddhisme et notamment celles propres aux deux grands courants, celui de l’Hinayâna et celui du Mahâyâna. Ceci sans omettre de distinguer, au sein de ce dernier véhicule, et ce serait bien le moins, le bouddhisme zen du bouddhisme de la vacuité de Nagarjuna, ou encore du bouddhisme tibétain. Certes, ce serait là le mieux, mais il n’est que de l’énoncer pour réaliser que la tâche est ici impensable, ne serait-ce que parce qu’elle demanderait, dans un premier temps, de situer les unes par rapport aux autres ces grandes spiritualités orientales. C’est pourquoi je vous propose de procéder différemment, tout en gardant en mémoire qu’aujourd’hui nous ne ferons qu’introduire une recherche qui demanderait à être considérablement affinée.

         Nous procéderons en trois brèves étapes. Une première partie qui met brièvement en lumière les grandes connivences liant l’anthropologie et la théologie de Zundel à celles de l’hindouisme et du bouddhisme. Etant entendu que, dans cette partie comme dans la suite, le mot « hindouisme » désignera indistinctement pour nous le védisme, le brahmanisme et l’hindouisme dans leurs différentes obédiences. Je précise à ce propos que, procédant ainsi, je me mets dans les pas d’un indianiste célèbre qui n’est autre que Jean Herbert. La seconde partie est réservée à la présentation résumée de trois questions particulières à propos des quelles il s’avère, selon moi, du plus grand intérêt de faire dialoguer Zundel et la spiritualité orientale. Soit : « Le moi comme illusion », « L’éloge du vide » et « La grâce de l’éveil ». En chaque cas, il faudra nous contenter d’effleurer le sujet, voire de seulement le signaler. Ce faisant nous serons surtout amenés à mettre en exergue les connexions qui marient parfois très étroitement la spiritualité zundelienne à celle des traditions orientales et extrême-orientales. Nonobstant, elles ne doivent pas être confondues. C’est pourquoi, dans une troisième partie, donnant une nouvelle et dernière fois la parole au vieux Maître suisse, je le laisserai nous dire lui-même les réserves qu’il formule concernant les spiritualités hindouiste et bouddhiste.

I – Quelques notations d’anthropologie et de théologie comparées

Je l’ai déjà montré ailleurs. L’anthropologie de Zundel, à l’exacte manière de celle de l’Evangile et du christianisme originel, distingue en l’homme ses modalités physique, psychologique et spirituelle, soit : son corps, son âme et son esprit. Ce ternaire, aux yeux du vieux Maître suisse, est absolument suressentiel. Des mots qui servent à le dire, il écrira dans son livre L’homme passe l’homme : « Ces mots sont d’airain et ils ne passeront pas » (p. 185). En 1949, dans son catéchisme au titre magnifique A la recherche du Dieu inconnu, il alla jusqu’à écrire de la conception ternaire : « Tout le christianisme en dépend » (par. 253). C’est donc avec justesse que Claire Lucques affirmera plus tard, dans son excellente Esquisse d’un portrait de Maurice Zundel (1996, p.190), que les trois dimensions anthropologiques sont véritablement « au centre de son univers spirituel ». Choisies parmi mille, voici deux citations qui illustrent la manière qui était celle de Zundel pour parler de la tripartition. La première vient d’une ancienne conférence dont la date est perdue (fm xyz 00 1017) :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu »

L’être dont parle ici Zundel est aussi bien celui de l’homme que celui de l’univers. Par où se trouve démontré que la cosmologie du prédicateur itinérant est comme son anthropologie : à savoir ternaire. Ce qui, dans la citation suivante, s’explicite de manière si claire que je ne la commenterai pas. Ce passage est extrait d’une conférence donnée au Caire, au centre de Dar-es-Salam le 3 avril 1965 (enn 650403) :

« Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: c’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation ».

Or donc, il n’est pas étonnant que Zundel se soit senti comme chez lui au cœur des anthropologie et cosmologie de l’hindouisme et du bouddhisme. Elles sont en effet enracinées dans la même, exactement la même « tripartition », qui est plutôt une « trivision ». Voyons rapidement cela.

Du coté de l’hindouisme. Shiva, le dieu de l’ascèse, le Grand Yogi, le « Mahayogin », est qualifié de trilokesvara ce qui le désigne comme « Maître des trois mondes ». Nous connaissons ces trois mondes. Ce sont les trois mondes physique, psychique et spirituel. Les Védas, et à leur suite les Upanishads expliquent que ces trois mondes ne sont autres que ceux que nous rejoignons respectivement à l’état de veille (jâgrat), alors que nous rêvons (svapna) et lors du sommeil profond  (sushupti). Ainsi que le développe par exemple Shankara (VIIIe ap. J.C.), le grand maître de l’advaïta, qui est la doctrine de la non-dualité, l’homme est ouvert sur ces trois mondes grâce à ses « trois corps » (on dit aussi ses « trois formes ») : « le corps grossier » (sthûla-sharira), « le corps subtil » (sûksma-sharira) et le « corps causal » (kârana-sharira) dont le siège est dans le cœur.

Mais l’hindouisme pour scruter et comprendre l’être humain connaît aussi d’autres canevas dans les quels nous retrouvons clairement imprimée la marque des mêmes trois composantes essentielles. Ainsi le système philosophique du Sâmkhya, qui remonte au VIe siècle avant J.C., distingue à l’intérieur du microcosme humain trois tropismes fondamentaux, les trois gunas qui régissent aussi le macrocosme, entendons l’univers. Soit : tamas, qui est un principe de pesanteur, rajas qui affirme et différencie et, enfin, sattva qui harmonise et éclaire. Le premier œuvre prioritairement dans le corps, le second dans l’âme, le troisième dans l’esprit. Rappelons enfin qu’à la clé des différents Yogas la même « trivision » fondamentale est mise en actes à travers une autre distinction ternaire : celle-ci sépare les éléments matériels tanmâtras (aux quels appartiennent ceux du corps) du mental personnel jivâtman, lequel est lui-même distinct de l’âme essentielle âtman.

Toutes ces doctrines sont fortement argumentées et sont si prisées dans l’Inde entière que certaines, comme celle des trois gunas, sont, si l’on en croit Albert Schweitzer, bien connues du « moindre villageois » (p. 59). Et aussi, et surtout, des fameux sannyâsins qui sillonnent en mendiant et priant les chemins du continent indien. Les ouvrages de Swâmi Râmdâs (1884-1963), l’un des plus célèbres et des plus attachants sanyassins de notre temps, qui eut le privilège de connaître Râmana Maharshi, en témoigne surabondamment. En particulier ces modestes paroles qui disent l’essentiel et que vous pourrez lire dans son livre Présence de Râm (A.M., 1977, p. 27) : « La vie humaine possède trois aspects principaux : physique, mental et spirituel ». Or, nous le savons, Maurice Zundel a toujours dit, expliqué et commenté exactement la même conception.

Comme on sait le bouddhisme est né en Inde et il s’écarte de l’hindouisme sur nombre de points fondamentaux. Mais pas sur tous et notamment pas sur la structure fondamentale de l’univers et de l’humain. Ainsi dans le bouddhisme la « Doctrine des trois mondes » a une importance considérable. Elle distingue : kamavacara : la sphère matérielle, rupavacara : la sphère mentale ou subtile, arupavacara : la sphère informelle ou spirituelle. Le premier monde est matériel et formel, le second immatériel et formel, le troisième, enfin, immatériel et informel. Ce qui est effectivement le cas des ordres de réalité sur les quels ouvrent respectivement le corps, l’âme et l’esprit.

Le bouddhisme Mahâyâna affirme en outre que tous les hommes possèdent, potentiellement au moins, trois corps, ceux-là même du Bouddha Cakyamouni. C’est là la fameuse « doctrine des trois corps » (trikâya) : soit le « corps d’apparition ou de manifestation » (nirmanakâya) qui correspond au corps physique, le « corps de jouissance » (sambhogakâya), qui correspond croyons-nous au corps psychique ou subtil, et le « corps absolu » (dharmakâya) qui n’est autre que le « corps spirituel » campé par saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (1 Co 15,40), ou le « corps de gloire » qu’il évoque dans sa lettre aux Philippiens (Ph 3,21). Il est aussi celui dont Zundel dit qu’il se tisse au fond de nous-même au fil de notre seconde naissance. Corps dont il dit textuellement qu’il est un corps « qui devient esprit », un corps « qui s’immortalise » (TVML, p. 365). On notera enfin que le corps pur du bouddhisme, pas plus que le corps-esprit de Zundel, ne fait nombre avec les deux autres. Car en vérité les trois n’en forment qu’un ainsi que l’enseignait Huineng (638-713) sixième patriarche du bouddhisme chan.

Est-il besoin de pousser plus avant la démonstration de la consonance remarquable qui lie les conceptions cosmologiques et anthropologiques de Maurice Zundel et celles des religions orientales ? Je ne le pense pas. Retrouve-t-on une similitude comparable sur le plan de la théologie ? Cela paraît a priori impensable, tant nous sommes habitués à opposer les religions occidentales lestées d’un Dieu personnel aux religions orientales dont la divinité, pour peu qu’elle existe, est essentiellement impersonnelle. Et pourtant, il reste que le Dieu de Jésus-Christ, qui est celui de Zundel, et la divinité, telle qu’elle est conçue par l’hindouisme et même, dans son absence, celle visée par le bouddhisme même, qui passe pour athée, ne sont pas incompatibles. Pour deux raisons qui, à mes yeux, contribuent certainement à la grande estime en laquelle le vieux Maître suisse tenait les religions d’Orient. Nombre de catholiques ignorent ces deux raisons dont l’une tient à la théologie des spiritualités en question, l’autre à celle du christianisme.

Quant à la première raison. La théologie de Zundel nous est connue. Nous savons notamment que le Dieu de Zundel « est Amour » et même plus : il n’est « rien qu’Amour » d’où sa fragilité, sa pauvreté et le fait qu’il ne puisse se manifester qu’en transparence de l’homme. Ce Dieu a, d’autre part, une consistance ontologique. Je veux dire que c’est un « être » à part entière, qui est autonome, qui a une volonté, une intelligence, une sensibilité…Certes Dieu est transcendant, il est « Autre » avec un « A », mais il communique avec qui n’est pas lui, il est une Présence que l’on peut prier, avec qui on peut dialoguer, qui aime et réconforte,…Bref, le Dieu de Zundel qui se situe dans une relation de dualité avec ce qui n’est pas lui, est un Dieu personnel. En outre, il est un Dieu dont l’homme se rapproche en aimant puisque lui-même, Dieu, est Amour. En aimant l’homme qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, communie avec Dieu, s’unit à lui, mais sans perdre son identité, son individualité. Il y a union, mais sans confusion. Même à l’horizon le plus extrême de l’amour, la dualité-demeure. De cela nous ne pouvons douter.

Il est de même absolument indubitable que le grand secret révélé par les Védas, qui lui servent en quelque sorte d’écrin, est qu’à la source, à la clé de tout ce qui existe se trouve une même réalité qui est la pure essence de tous les êtres. Cette pure essence universelle qui est omnipotente et omnisciente est une conscience incréée et éternelle, absolue et infinie. Elle est de soi pure félicité. Tel est Brahman, principe universel, réalité ultime et impersonnelle puisque non-duelle.   En outre, les Védas affirment qu’à la racine, au plus intime de chaque être vivants ce principe ultime se manifeste comme conscience personnelle, l’âtman. Celle-ci est à la base de la conscience de soi, du sentiment du moi. Mais à la vérité si Brahman est la conscience de tout existant il est aussi et au premier chef l’âtman des hommes. Et réciproquement l’âtman est Brahman. Son caractère individuel n’est qu’apparence, il est illusoire. Elle appartient au domaine de l’illusion, de la mâyâ. Prendre conscience de cette illusion et par la même réaliser son identité profonde avec Brahman et donc se résorber en lui, telle est la mystique des Upanishads considérée dans sa version non-dualiste. Cette mystique niant l’existence réelle des personnes nie, par le fait-même, l’importance de l’amour qui par essence est un sentiment interpersonnel. La mystique advaïtique est une « mystique de la connaissance », non pas une « mystique de l’amour ».

A considérer les choses ainsi, celles-ci sont claires et fondamentalement étrangères au christianisme. Mais les choses sont-elles bien ainsi ? Assurément non. Elles sont bien plus nuancées. En effet, à en croire les spécialistes, dans les Upanishads elles-mêmes, dont certaines remontent au VIIIe siècle av. J.C., Brahman est tantôt présenté comme un principe absolu, indéterminé, sans qualification et non-duel, tantôt campé comme un Dieu personnel, Ishvara. Celui-ci alors qu’il est considéré dans sa fonction créatrice se nomme Brahmâ. Au IIe siècle av. J.C., Patanjali, dans son Yoga-Sutra présente Ishvara en ces termes tout à fait remarquables : « Dieu est une personne (purusha) d’un genre particulier car il demeure inaffecté tant par la souffrance, que par l’action, ses effets et ses conséquences. » (1, 24). Ainsi donc, dès avant notre ère, les yogis dont Patanjali se faisait le porte-parole, possédaient de Dieu une conception personnelle. Conception dont l’expérience montrera qu’elle ne contredisait pas l’approche impersonnelle, ce qui sera confirmé Gaudâpada, grand métaphysicien, maître de la non-dualité, qui vivait au VIIe/VIIIe siècle ap. J.C., et qui affirmera expressément que « la conception non-dualiste ne contredit pas la conception dualiste » (J. Herbert, SH, p. 162). Dit autrement : Brahman et Brahmâ ne sont pas incompatibles, ils sont les deux faces d’une même entité, les deux expressions d’un même Etre, pour autant que le mot « être » soit approprié.

Shankara, grand maître de la non-dualité (advaïta), – « le Thomas d’Aquin du Védânta » selon Schweitzer -, continuera de défendre au VIIIe siècle, la complémentarité de Brahman et Brahmâ mais en les hiérarchisant. Il hissera la conscience universelle et non-duelle, Brahman au rang de vérité ultime et absolue tout en faisant du Dieu Brahmâ une vérité de second ordre, seulement relative, en qui la première condescend à se manifester sous forme personnelle. Ce qui revenait malgré tout à authentifier l’existence d’un dieu personnel Brahmâ, mais en lui accordant une place en quelque sorte « exotérique », donc extérieure et inférieure à celle ésotérique, intérieure et supérieure de Brahman. Deux siècles plus tard, un commentateur très averti de la Baghavad-Gîtâ, Râmânuja (1017-1137), considéré comme « l’un des plus grands penseurs du monde » (J. Brosse), en digne dévot de Vishnu, se fera, à la différence de à Shankara, le défenseur privilégié de la croyance en un Dieu personnel. A la différence de Shankara qui prônait l’ascèse intellectuelle, la voie de la connaissance par l’étude (jnâna), il promouvra la voie de la dévotion et de l’amour (bakthi). C’est, je crois, Râmânuja qui eut l’extraordinaire intuition de Dieu comme étant une mère chatte incapable de résister aux miaulements de ses chatons.

L’hindouisme continuera par la suite de se signaler par sa très grande tolérance, plaçant sur un même plan les écrits de Shankara et ceux de Râmânuja, la voie de la connaissance de la non-dualité et celle de la dévotion en un dieu personnel. Le constat de Ramakrishna demande à être ici souligné d’un trait d’or qui affirmait : « L’explication que Shankara a donné du Védânta est parfaitement exacte, mais ce qu’en dit Râmânuja est juste aussi » (J. Herbert, p. 162). Ce qui conduisait Ramakrishna à penser – d’ailleurs dans le droit fil de la tradition ancienne – que le fait d’attribuer ou non une personnalité à Dieu est, en définitive, une question de tempérament individuel. Aux uns convient mieux de penser Dieu comme un « Etre impersonnel », aux autres comme un « Dieu personnel ». Et quant à lui, Ramakrishna prit grand soin malgré son expérience états de non-dualité, de vénérer Dieu sous forme personnelle, meilleur chemin d’accorder à l’amour et à l’action la valeur qui leur revient ici-bas. C’est là le chemin qu’emprunteront à sa suite Vivekânanda et Tagore. Nous comprenons donc aisément l’amitié et la bienveillance de Maurice Zundel pour ces mystiques, et par delà pour l’hindouisme, puisqu’ils défendirent l’amour comme voie de participation à un Dieu éprouvé et conçu comme personnel.

Et j’en viens maintenant à la seconde raison évoquée plus haut qui tient non plus à la théologie orientale, mais à celle de Zundel. Elle fait que cette dernière rejoint, par des chemins certes très inattendus, mais significatifs, la spiritualité de Shankara et même celle du bouddhisme. Je présenterai l’argument ainsi. Shankara, pour sa part, en niant que la conscience soit une réalité individuelle et en affirmant, bien au contraire, qu’elle est la dimension universelle commune à toutes les individualités, décrétait du même coup, d’un coté l’inexistence, la non-réalité ultime, de l’âme individuelle (âtman) dont l’identification serait l’effet d’une illusion momentanée et, de l’autre coté, simultanément, l’existence absolue et universelle de Brahman qui est la réalité suprême. Quant à Bouddha, en son temps, soit quinze siècles avant Shankara, il niait pour sa part non seulement la réalité de l’âtman mais aussi celle de Brahman. Le raisonnement bouddhiste est le suivant et il vaut pour les deux principes, l’individuel, comme l’universel.

Aucun être, selon Bouddha, n’a d’existence, ce qui est dire d’existence isolée, en soi-même. La meilleure preuve en est qu’on ne peut identifier, désigner un être, quel qu’il soit, que comme sujet de prédicats, c’est-à-dire en le mettant en relation avec autre chose que lui-même. Lors de cette mise en relation, la pensée humaine comme victime de son infirmité, substantialise, « objectifie » le sujet de la relation, qui est son premier terme, mais c’est une faute. Ainsi dans la relation que je formule en disant : « Je suis moi », je place « Je » hors de ma pensée, comme devant elle. Ce faisant je le transforme en un objet, celui-là même que j’appelle moi, et je me fourvoie totalement, puisqu’en l’occurrence, le premier terme de la relation, « Je », est par définition sujet et jamais objet.

Mais l’objection demeure vraie pour tous les existants : qu’ils soient chiens, chats, ou n’importe quelle abstraction, ils n’existent qu’à travers leurs relations, leurs connexions. Ce qui vaut notamment pour l’âtman, pour Brahman et pour Dieu lui-même. Selon Bouddha seules existent les manifestations. Quant au reste, il observa, comme on sait, le silence le plus étanche. J’en profite d’ailleurs pour faire observer que ce silence, le fameux « silence du Bouddha », n’est en rien un témoignage d’athéisme. Penser cela revient à faire parler ce silence. Ce qui est tout simplement le tuer. Bouddha, bien sûr, s’est toujours formellement élevé contre cette grossière interprétation.

Mais ces rappels « théologiques » concernant Shankara et Bouddha étant faits, revenons à un aspect important de la théologie de Zundel, laquelle dans son approche du mystère trinitaire cautionne des arguments semblables à ceux du Bouddha et qui ont un même résultat. Savoir de priver les personnes divines de leur être même, de les « désubstantialiser », comme Bouddha lui-même a « désubstantialisé » Brahman. Ceci est clair dans le passage suivant de L’Evangile intérieur où le vieux Maître commente la Trinité divine comme s’il avait l’image de Roublev sous les yeux :

« L’esprit de possession rend tout opaque, et les plus beaux dons ne peuvent rayonner en l’être qui se mure en soi. On dirait que la vie ne jaillit vraiment que sous forme d’altruisme, en la pureté d’un élan qui renouvelle à chaque instant sa ferveur, et qu’en tout être le degré d’ouverture donne aussi la mesure de la personnalité. N’est-ce pas ce qu’illustre de la manière la plus émouvante la doctrine chrétienne de la Trinité, qui affirme l’existence en Dieu de trois personnes purement relatives – qui émergent de la substance divine comme les pôles mystérieux d’un échange éternel – et par chacune desquelles la vie divine n’est appropriée qu’en étant rapportée aux deux autres, en une sorte d’élan qui fait de la personne tout entière une vivante relation en l’ouverture infinie d’une extase éternelle ? Comme un oiseau, disait magnifiquement un poète, comme un oiseau qui ne serait que vol.

La connaissance et l’amour, sans lesquels aucune vie spirituelle ne peut être conçue, acquièrent, ici, leur suprême transparence en une ineffable fécondité, qui prévient tout repli, en suspendant pour ainsi dire leur acte entre un double altruisme : connaitre est dans le Père l’éternelle génération du Fils, et dans le Fils l’éternelle expression du Père. Aimer est dans le Père et le Fils la vivante respiration de l’Esprit, et dans l’Esprit l’aspiration infinie vers le père et le Fils dont Il procède indivisiblement.

Où trouver le moindre égoïsme là où cela même qui constitue le moi n’est qu’élan vers autrui, là où la Personne est relation pure et vivant altruisme ? » (EI, p. 38)

Permettez-moi de mettre en relief quelques expressions employées par Zundel dans cette méditation magnifique. L’oblat d’Einsiedeln dit des personnes divines qu’elles sont « purement relatives ». Il dit qu’en Dieu « la personne est toute entière une vivante relation », qu’elle est « une relation pure ». Pour bien faire comprendre ce qu’il veut dire il emploie l’image admirable que l’on dirait tirée d’un haïkou de Kikakou (poète japonais du XVIIe siècle) : « comme un oiseau qui ne serait que vol ». Est-il besoin d’insister pour prouver que la théologie zundelienne, qui soustrait aux personnes divines, aux « pôles mystérieux » comme il les appelle, leur être même (il n’y a plus d’oiseau), est-il besoin d’insister pour que l’on admette que cette théologie sait aussi être « non-duelle » et « impersonnelle » à la manière de celles de Shankara ou de Bouddha ? N’y aurait-il qu’elle, cette méditation sur la sainte Trinité suffirait à m’expliquer pourquoi Zundel était si sensible à la spiritualité orientale, et pourquoi il considérait les mystiques de l’Inde comme inspirés par l’Esprit Saint.

A m’expliquer aussi la raison profonde de ces notations fréquentes dont voici deux ou trois exemples. Dans L’homme existe-t-il ?, alors qu’il s’interroge sur la transparence de l’homme à Dieu et sur le dépassement, sur le délaissement du moi, nous lisons sous la plume de Zundel : « C’est, peut-être, ce que suggère à sa manière l’identité Atman-Brahman de l’advaïta : la non-dualité du Soi et de l’Absolu » (HE, 1966, p.79). Dans l’un de ses exposés (Debains 2005-9), concernant la sagesse des maîtres de l’Inde, Zundel affirme : « cette sagesse mène à Dieu, j’en suis persuadé ». Il dit bien ; « j’en suis persuadé ». Lors d’une retraite à Val Saint François, le 5 juin 1939, le prédicateur immense dira : «  Tagore, pour trouver Brahmâ (l’esprit) dit qu’il faut embrasser toutes choses. Nous sommes là en plein christianisme. (…) Suivant Tagore toujours, nous ne parvenons à Brahmâ qu’au moment où nous renonçons à nous-mêmes. C’est du plus pur christianisme ». Cette notation vaut d’être signalée, n’est-ce pas ? Or, dans l’esprit de cette même notation, et comme en retour, je serais tenté de dire au sujet de la précédente méditation zundelienne sur la Trinité : « Nous sommes là en plein bouddhisme ! » Puis-je enfin confier que le silence de Bouddha concernant la nature divine, celui de Zundel affirmant plusieurs fois avec force « Dieu est silence » (conférence du 4 mars 1952, Neuilly) et celui de Shankara disant : « En vérité, je te l’ai déjà annoncé, mais tu ne veux pas me comprendre. L’âtman est silence » (A. Desgrâces, Les Upanishads, p.), puis-je dire qu’à mes yeux ces trois silences sont, très probablement, un et même silence, un même silence voilant-révélant une et même Présence aperçue dans la pure et lumineuse clarté d’une et même évidence ?

Mais voici que la seconde partie de cette étude nous appelle.

II – A propos de trois questions particulières :

Nous les avons déjà annoncées : ces questions concernent « le moi comme illusion », « l’éloge du vide » et « la grâce de l’éveil ». Une fois rappelé que ces questions, en raison du format d’un tel essai, ne seront ici qu’évoquées sans être étudiées comme il conviendrait, voici quelques indications que j’espère suffisantes pour susciter votre attention.

1 – Le moi comme illusion :

Les sages originels qui écrirent les Védas, les auteurs des Upanishad, des Brahmanas, des Sutras, de la Baghavad-Gîtâ, les grands commentateurs de ces textes sacrés et Bouddha lui-même, tous reçurent la révélation du caractère illusoire de notre sentiment d’ipséité. De ce sentiment qui pousse chacun à penser et vivre comme si son moi, son ego et par suite sa personne (celle-ci entendue au sens ordinaire du mot) avaient en eux-mêmes une quelconque existence. Les penseurs orientaux, et notamment les bouddhistes, se sont appliqués avec prédilection à dénoncer cette illusion à l’aide d’arguments qui ressortissent à la logique formelle (réfutation des principes d’identité, de non-contradiction, de tiers exclus…) Zundel, quant à lui, s’est attaché à dénoncer le caractère fallacieux de notre moi et de notre personne à l’aide d’arguments, certes non moins logiques et convaincants, mais que je dirais plus immédiats, et qu’à ce titre, nous pourrions qualifier de « concrets ».

Nous connaissons tous cette argumentation concrète que le vicaire excellent, toujours sous le feu de la question « L’homme existe-t-il ? », déploie tout au long de son œuvre. Par exemple en ces termes que j’emprunte à l’ouvrage Le problème que nous sommes : « Qui suis-je  ? Mais je suis un donné, un résultat, un réseau de nécessité. Je porte une hérédité que je n’ai pas choisie, j’ai été élevé dans un milieu que je n’ai pas choisi, j’ai absorbé un langage et une culture que je n’ai pas choisis, je suis enveloppé par des mouvements d’intelligence, de volonté, je suis pris par un réseau d’aspirations collectives, je suis victime d’une histoire dont je ne suis pas l’auteur : où situer ce « je », ce « moi », qui s’affirme avec tant de passion pour défendre son inviolabilité ? » (PQS, p. 232).

Cette approche est très particulière qui consiste à nier l’existence d’un « Je », d’un « moi », d’un sujet, chez l’homme qui s’est contenté de demeurer le produit des conditionnements qui ont présidé à sa vie et qui, en ce sens, est resté un objet. C’est là « l’homme-objet », « l’homme pesanteur », « l’homme-quelque chose », « l’homme préfabriqué », « l’homme-robot » dont Zundel a su peindre des portraits si tragiques et réalistes. Or donc, on constate qu’une même argumentation se retrouve à l’identique chez les mystiques de l’Inde, ce qui n’a pu que satisfaire Zundel au plus profond de lui-même. Voici deux exemples choisis parmi d’autres. Shankara, que nous avons déjà rencontré à maintes reprises, dénonce dans le passage suivant l’ensemble des conditionnements physiques et psychiques : «  L’élan vers la délivrance c’est ce qui porte l’aspirant à se libérer, en réalisant sa véritable nature, de toutes les formes de servitudes, depuis celle du moi jusqu’à celle du corps grossier … » (P. Martin-Dubost, Cankara et le Védânta, p. 100).

Si la consonance de cette phrase shankarienne est bien zundelienne, que dire alors de ce passage de Krishnamurti ? On le croirait écrit par Zundel lui-même : « Mais comment pouvons-nous être libres de regarder et d’appendre, lorsque, depuis notre naissance jusqu’à l’instant de notre mort, nous sommes façonnés par telle ou telle culture, dans le petit moule de notre moi ? Nous avons été conditionnés pendant des siècles par nos nationalité, nos castes, nos classes, nos traditions, nos religions, nos langues ; par l’éducation, la littérature, l’art ; par des coutumes, des conventions, par des propagandes de toutes sortes, des pressions économiques, des modes d’alimentation, des climats différents ; par nos familles et nos amis ; par nos expériences vécues ; bref, par toutes les influences auxquelles on peut penser, et cela, de telle sorte que nos réactions à tous les problèmes qui se présentent sont conditionnées. » (Se libérer du connu, p. 23). L’enseignement de Krishnamurti (1895-1986), à ceci près qu’il incitait les auditeurs à se passer de tout enseignement, de tous écrits, de tous gourous, ne se sépare pas, sur ce point, de la tradition de l’advaïta de Shankara. Malgré que les tonalités des enseignements de Krisnamurti et de Zundel soient foncièrement différentes, il reste vrai qu’ils témoignent d’intuitions de l’amour, de la beauté, de la pauvreté, de la vérité, du silence, du vide intérieur,…tout-à-fait comparables, voire semblables. La similitude est parfois si nette qu’elle en est tout à fait remarquable. Mais elle mériterait des développements dont il ne peut être ici question. A ma connaissance, Zundel ne parle pas de Krishnamurti, mais il possédait deux livres de lui dont un, Le Royaume du bonheur, consciencieusement annoté.

2 – Le « vide créateur » :

La vie spirituelle de Zundel débute par une illumination dont il reçut la grâce à l’aube de sa quinzième année devant une statue de la Vierge dans l’église rouge de Neuchâtel. Au sujet de cette expérience spontanée et immédiate qui le marquera pour la vie, et en laquelle on est fondé à voir la substance matricielle de toute son œuvre, l’oblat d’Einsiedeln aura plus tard ces mots : « Quelque chose d’intraduisible, une grâce mystérieuse, une sorte d’appel urgent, instantané…rien de visible mais quelque chose d’intérieur… un rapport lumineux avec quelqu’un en qui la pureté s’identifiait avec l’être » (B. de Boissière, p. 42). Zundel le laissera entendre et l’analyse de son œuvre en témoigne, la « pureté » évoquée ici n’est autre que cette absence de retour sur soi, cette absence de « moi », cette désappropriation qu’il nommera ensuite le « vide créateur ». La place de ce vide dans la pensée zundelienne est remarquable. L’expression ne revient pas moins de quarante fois dans son œuvre. En 1965, il publie tout un article sur le « vide créateur » dans la revue Le Réveil de Beyrouth. Lors d’une conférence sur le même sujet donnée au Cénacle de Paris le 23 janvier 1966 il présente la morale évangélique comme étant « une morale du vide ». Or, cela est bien connu, les religions extrêmes orientales font un grand cas de la vacuité et du vide qu’elle désigne. Ce vide est-il comparable à celui de Zundel ? Peut-on penser qu’il est le même ? Qu’en dit Zundel lui-même ? Voilà quelques questions qui méritent certainement une minute d’attention.

Les Upanishads et le védânta, pour désigner ce qui est au-delà du moi et du monde phénoménal, plutôt que de recourir au concept de « vide » préfèrent employer la notion de « sans-forme ». Celle-ci, en effet, se prête mieux à qualifier une modalité de la réalité qui, tout en étant vide de formes physiques et psychiques, n’en est pas pour autant vide de tout. Tout à l’opposé, cette modalité s’avère même éminemment « pleine », puisque sous l’angle spirituel elle se dévoile comme « Plénitude ». Plénitude inépuisable, puisqu’après avoir engendré le monde des formes elle demeure en elle-même inchangée. D’autre part, concernant la personne suprême de Dieu (Purusha), les Upanishads enseignent que, contenant simultanément le non-manifesté (le « sans-forme ») et le manifesté (soit le « monde des formes »), Dieu ne doit en aucun cas être considéré comme « vide », mais comme étranger à de la distinction du vide et du non-vide. Et de même il en va de Brahman, la pure conscience universelle, dont il est écrit : « Bien qu’il ne soit pas vide, il est conçu comme vide. Il transcende le vide… » (Tejabindu Upanishad, 10). Ce qui signifie que le Brahman n’est vide que du point de vue relatif des formes, alors que dans l’absolu il est, lui aussi, au-delà de la distinction entre forme et sans-forme.

Mais si l’hindouisme accorde une place de choix au « vide » ( par le truchement du « sans-forme »), encore plus il en va du bouddhisme dont la notion de « vacuité » joue un rôle encore plus capital. Ringu Tulku, grand maître actuel du bouddhisme tibétain et docteur en philosophie bouddhique écrit à ce sujet ceci : « « Selon le bouddhisme, tout est en essence vacuité (sûnyatâ)… Sûnyatâ ne signifie pas “vide”. C’est un mot très difficile à comprendre et à définir. C’est avec réserve que je le traduis par “vacuité”. La meilleure définition est, à mon avis, «  interdépendance »“ ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. […] Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. ».

Voilà je crois qui est limpide : dans cette perspective, le mot vide ne veut pas dire qu’il n’y a rien, mais seulement qu’il n’y a pas d’existence en soi, de nature propre, qu’il n’y a pas d’existence coupée de tout, d’existence absolue. Ce que Nâgârjuna, le « Maître de la vacuité », affirmait au deuxième siècle de notre ère dans son fameux Traité du Milieu où il écrit : « Nous appelons vacuité ce qui apparaît en dépendance » (24,18). Dans ce traité de logique, Nâgârjuna fonde la notion de vacuité à partir des quatre propositions du tétralemme et il y enseigne la voie de la sagesse en ces termes : « Dire « existe » est une saisie de permanence, dire « n’existe pas » est une vue d’annihilation. C’est pourquoi les sages ne doivent pas rester dans l’existence ou la non-existence » (15,10). Et encore en ces mots où il applique si justement sa doctrine à elle-même : « Le Vainqueur a dit que la vacuité est l’évacuation complète de toutes les opinions. Quant à ceux qui croient en la vacuité, je les déclare incurables » (TM. 13,8). Passage admirable qui témoigne bien, parmi tant d’autres, que le bouddhisme n’est en rien, mais vraiment en rien ni un nihilisme, ni un athéisme comme on le croit trop souvent.

Une dernière précision concernant le « vide » dans l’hindouisme et le bouddhisme me paraît capitale, car elle suggère que c’est par le même cheminement que le vieux Maître suisse et les sages d’Orient ont vu, puis expérimenté l’existence et la fécondité du vide. De ce vide dont ils parlent si bien et qui s’avère, en définitive, parfaite plénitude. En effet, nous connaissons le rôle décisif joué chez Zundel par son illumination de 1911, le rôle joué par cette intuition irréversible et immédiate, dans la genèse de la notion-clé qu’il appellera par la suite « vide créateur ». Or D.T. Suzuki, l’éminent spécialiste du bouddhisme Zen, dans le tome II de ses Essais sur le bouddhisme zen insiste très fortement pour rappeler que la doctrine bouddhique de la vacuité, la doctrine de la sûnyata, est l’affirmation d’une « expérience spirituelle », d’une « intuition religieuse », donc d’un processus de « connaissance immédiate » dans lequel aucun raisonnement discursif n’est employé. Cette doctrine, dit-il, n’est pas l’aboutissement d’une théorie, elle n’est pas « une formulation abstraite d’idées vides », elle est le fruit et l’expression d’une expérience décisive (cf. tome II, p. 867). Et cette importance suressentielle accordée à l’expérience intérieure, autrement dit à l’intuition, n’est pas seulement le fait du bouddhisme. On la retrouve identique chez Shankara, identique chez Maurice Zundel. Et si ce dernier parle avec une telle assurance du « vide créateur », ce n’est pas parce qu’il l’a pensé, mais bien parce que, comme les mystiques hindous et bouddhistes, il l’a rencontré et vécu. De la même manière nous savons, et c’est pour cela qu’il nous intéresse, que le Dieu dont il parle n’est pas celui conceptuel du thomisme, mais le Dieu intérieur qu’il éprouve au tréfonds de son âme.

Le « vide créateur » zundelien et le vide bouddhique sont-ils pour autant comparables, voir semblables, sinon identiques ? La simple hypothèse d’une réponse positive, même nuancée, suffirait j’en suis sûr à susciter bien des hurlements. C’est pourquoi me gardant de formuler ici mon opinion personnelle je me contenterai de donner la parole à Zundel lui-même, vous laissant ensuite méditer sur ce vaste sujet. Ce que vous voudrez bien faire sur la base des minuscules extraits suivants dont les trois derniers contrairement aux précédents expliquent le « vide créateur » en le référant aux spiritualités orientales.

1 – Extrait de l’article sur le « vide créateur » (Le Réveil, Beyrouth, 1965) : « Il n’y a qu’un chemin pour que l’homme atteigne toute sa grandeur, c’est qu’il se vide. En Jésus, cette évacuation du moi humain est totale ».

2 – Le silence est dans la pensée de Zundel une forme du « vide créateur ». Or du silence, il écrit qu’il est « la condition sine qua non d’une rencontre libératrice avec le Seigneur au plus intime de nous » (in : Quel homme et quel Dieu, 1986, p. 128)

3 – « Aller au Christ, c’est nécessairement entrer dans une désappropriation libératrice ou dans un vide créateur, ce qui est la même chose,… » (Conférence donnée au Cénacle de Paris, février 1974)

4 – Ce passage que l’on dirait de Maître Eckhart ou de Jean Tauler : « Car on se remplit de Dieu quand on se vide de soi » (Conférence au Cénacle de Paris, 1966)

         Voici enfin les trois passages avec comparaisons orientales :

5 – Conférence du 27 janvier 1974 (sfn 74 0102) :

« Si Dieu est Trinité, la création ne peut jaillir que de ce fond même de désappropriation qu’il est, de cette pauvreté suressentielle, de ce don de tout lui-même. Les religions orientales parlent du vide en Dieu. Le vide en Dieu, saint Jean de la Croix en parle aussi et magnifiquement : il y a un vide et ce vide, c’est l’amour ; c’est le don de soi qui fait que la personne est tout entière et uniquement une relation à l’autre »

6 – Cénacle de Paris, 2 février 1974 (ffn 74 0202) :

« Si Dieu est Trinité, en effet, il ne peut se créer que du fond même de sa pauvreté. Le rien dont parlent les religions orientales, la vacuité suprême, mais c’est lui, dans cette désappropriation éternelle. C’est donc du fond de cette vacuité, de ce dépouillement, de cette pauvreté et de cet amour abyssal que la création jaillit… »

7 – Cénacle de Paris, 3 février 1974 (ffn 74 0201)

« Il y a dans les religions extrême-orientales un sens admirable de la vacuité. C’est ce qu’il y a de plus profond dans le bouddhisme, dans le brahmanisme de l’Advaïta. Triompher de cette antinomie en moi, entre l’infini et l’ego ou le moi préfabriqué, en triompher par l’évacuation de tout le phénoménal et de tout le contingent ou de tout le périssable, de tout ce qui n’est pas proprement la réalité ultime. Il n’y a pas de doute que c’est bien dans cette direction qu’il s’agit de chercher et d’agir. Il faut rejoindre cette vacuité et aboutir à ce vide créateur hors duquel rien ne s’accomplit de valable. »

Je crois la séquence de ces 7 citations très convaincante. Les extraits 1, 2, 3, 4 et 7 le disent formellement : pour Zundel le chemin spirituel, le chemin de communion à Dieu, le chemin d’union à Dieu, le chemin de la spiritualisation et de la déification, ce chemin est le « vide » et ce vide est créateur parce qu’en lui nous naissons à Dieu et à nous-mêmes.

L’extraits 5 précise que le « vide en Dieu », n’est autre que son Amour dans la mesure où celui-ci fait que, donnant tout ce qu’il est, Dieu se désapproprie totalement et ainsi se vide. Dans l’extrait 6 le prédicateur immense dit d’ailleurs en toute lettre que ce vide « est Dieu ». Ceci de même qu’il a écrit, ainsi que nous l’avons vu que « Dieu est silence ». La logique du cheminement spirituel est une. S’il faut aimer pour aller à Dieu, c’est parce que Dieu est amour. S’il faut se vider de nous-mêmes, de tout ce que nous sommes et pensons, c’est parce que Dieu est vide, entendons vide de tout cela. Là sont les deux voies spirituelles : la première, celle de l’amour que l’hindouisme appelle bahkti et la seconde, celle de la connaissance que l’hindouisme appelle jnâna. Oui ! J’imagine très bien Zundel conversant aimablement aussi bien avec Shankara et Râmânuja qu’avec Bouddha et Nâgârjuna.

3 – La grâce de l’éveil :

         L’un des meilleurs connaisseurs de la spiritualité hindoue, Jean Herbert écrit : « Le but que se propose l’hindou est la réalisation par l’homme de sa vérité profonde, de son essence spirituelle qui n’est pas différente du principe divin et qui est le point d’aboutissement final de toute évolution » (La spiritualité hindoue, p. 46). Puis il précise trois points : cette vérité profonde est un être qui diffère radicalement de notre moi ordinaire, un être éveillé à une connaissance, une compréhension, une conscience, foncièrement différente de la nôtre et, enfin, un être que l’on peut atteindre par de multiples voies différentes : non seulement les voies religieuses et spirituelles de la dévotion, de la prière, de la méditation, du yoga mais aussi par des chemins tels que la philosophie, l’étude, la recherche scientifique, la création artistique, voire d’autres encore comme la vie professionnelle exercée scrupuleusement. Ce qui est ici tout à fait remarquable puisque Zundel assigne à l’être humain exactement le même but, qui est de naître à soi-même, tout en lui assurant aussi que multiples sont les voies qui mènent à cette fin, sous réserve cependant, qu’en quelque endroit de leur parcours, elles suscitent ce « silence intérieur », ce « vide créateur », hors duquel il n’y a pas de rencontre avec la Présence salvatrice.

Dans une conférence concernant précisément la vie spirituelle donnée à Paris en janvier 1967, après avoir rappelé que les exercices de saint Ignace, ou ceux du yoga sont des voies excellentes, mais que l’émerveillement devant la beauté, l’art, la musique, la connaissance scientifique, l’action charitable,… le sont aussi, le Maître suisse précise ainsi sa pensée : « Chacun a sa voie et les bonnes méthodes sont celles qui réussissent ». Cette largeur de vue, cette bienveillance et cette tolérance sont aussi, nous venons de le dire, des caractéristiques typiques de l’hindouisme véritable.

Aux pèlerins qui venaient parfois de très loin pour recevoir son enseignement, Râmana Maharshi (1879-1950), l’un des plus purs représentants de l’advaïta védânta du siècle dernier, se contentait souvent, après les avoir écoutés, de leur demander : « Qui parle ? ». Or à la clé de l’anthropologie zundelienne, nous trouvons la question : « L’homme existe-t-il ? ». La question est la même. Elle est motivée par un même constat. Soit l’inexistence de qui se contente d’être le produit de son hérédité et de son histoire. Elle est alimentée par la même volonté maïeutique qui est d’éveiller l’homme à lui-même, de le faire naître à lui-même. Volonté qui est de l’extraire de cette ignorance qui le conduit à substantialiser, essentialiser sa personne, ce en quoi il s’illusionne dramatiquement sur lui-même, croyant que son « Je » est un être, alors qu’en fait il n’est rien.

A ce propos, il est d’ailleurs frappant de constater que le grand spécialiste du Zen, D.T. Suzuki, et Zundel sont, semble-t-il, habités par une compréhension semblable de la chute et du « péché originel ». En effet, écrit Suzuki, ce « péché » est « d’imaginer et d’agir comme si l’individualité était une réalité dernière » (II, p. 834). Or, selon Maurice Zundel, le péché originel, – mieux dit : le péché principiel -, n’est pas tant un péché avec tout ce que cette notion comporte de morale culpabilisante qu’une « erreur gnoséologique » : celle qui incite les hommes à préférer se réfugier dans leur « moi » engendré par la société et affirmé par elle comme « réalité dernière » plutôt que de partir en quête de leur identité véritable. Or, c’est bien là l’erreur, équivalente à l’ignorance dont elle procède, dont le bouddhisme, mais aussi l’hindouisme se proposent de délivrer les hommes. Délivrance qui, nous l’avons compris, ne peut être obtenu qu’à la faveur d’un éveil, d’une libération, d’une métamorphose, d’une metanoïa, d’une conversion, d’une seconde ou nouvelle naissance, évènement auquel le vicaire d’Ouchy et les traditions orientales accordent une même et suressentielle valeur. Voyons cela.

Selon Zundel, de même que pour le christianisme originel, la naissance biologique, la première naissance ne définit pas l’homme et elle est de ce fait sans valeur. Il écrit à ce sujet : « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (TPCS., p. 391). De ceux qui n’ont pas entamé leur seconde naissance, il écrit : « Ne tenant rien de soi, ils n’ont de l’humanité que l’apparence ». Est chrétien, dit-il ailleurs « celui qui, passant par la seconde naissance expliquée par Jésus à Nicodème,  naît enfin à soi-même en naissant au Dieu vivant » (PQS, p.149). De cette naissance intérieure, l’oblat d’Einsiedeln n’a de c esse de dire l’urgence absolue. En dehors d’elle, rien ne vaut. Il dit ainsi : « Toute réforme est vouée à l’échec si l’homme ne naît de nouveau » (TVML, p. 19). Ou encore : « Qui ne comprend pas la logique de la seconde naissance reste dans un univers infantile » (ibid., p. 29). Et encore ceci, qui est certain, mais si oublié de tous : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la seconde naissance » (ibid., p. 73). Je ne connais pas moins d’une centaine de passages où Zundel explique et commente cette naissance mystérieuse « jamais faite, toujours à faire » au cours de laquelle par la grâce du silence, de l’amour, de l’émerveillement il se défait de celui qu’il n’était pas pour devenir en fin celui qu’il est. Et qui est Dieu en lui. Ce qui est dire que la seconde naissance zundelienne, comme d’ailleurs celle de tous les grands mystiques, est simultanément une naissance à soi et une naissance à Dieu.

Or, en deux mots, comment cette « seconde naissance » se conjugue-t-elle avec l’éveil, la libération, ou la délivrance enseignés par l’hindouisme et le bouddhisme ? Certes, il convient de noter que la première notion envisage le parcours spirituel plutôt en son début et les secondes plutôt en sa fin. Mais il reste que la progression qu’elles éclairent est la même. Dit autrement : que l’hameçon qui l’a sorti de l’eau soit accroché à sa tête ou à sa queue, le poisson est le même. Ce qui en l’occurrence peut se montrer ainsi.

Selon Shankara, la délivrance, que l’hindouisme nomme moksha, consiste en la prise de conscience de notre identité « essentielle » (c’est-à-dire : sur le plan de l’être) avec Brahman qui est « notre véritable nature ». C’est la réalisation du fameux « tat tvam asi » : « Cela, tu l’es ». Un commentateur averti écrit à son sujet : cette libération est «  une faveur de l’Etre qui est en nous et qui a été brusquement éveillé. C’est un bon vertigineux en dehors de nous-même, … » (P. Martin-Dubost, Cankara, p. 105). J. Herbert, présentant cet éveil sous l’angle du fruit, sous l’angle de l’état d’être qu’il engendre, dit que toutes les écoles de l’Inde sont unanimes pour lui reconnaître les caractères fondamentaux suivants  (pp. 127, 128) :

  • Il correspond à la vérité profonde de l’être humain,
  • Il est la seule chose qui vaille d’être désiré,
  • Il correspond à un bonheur parfait ainsi qu’à une connaissance parfaite des vérités essentielles,
  • Il est un état d’union avec Brahman, le principe universel, ou de communion intime avec Dieu, état qui libère de l’obligation des réincarnations,
  • Il libère de l’emprise de l’espace, du temps et de la causalité,
  • Il s’agit d’un état stable et définitif (il est alors nommé nirvâna).

Bien sûr, il est inutile d’insister sur le fait que Zundel n’a jamais dit que la seconde naissance qui est au cœur de son anthropologie, (celle enseignée par Jésus à Nicodème), libère du samsâra, de la loi de la transmigration, de la nécessité des renaissances. On sait d’autre part que l’oblat bénédictin considérait la nouvelle naissance comme une tâche sans fin, « jamais faite, toujours à faire », aussi comme une progression susceptible de connaître des instants de doute et de faiblesse, voir de rechute. Je ne crois donc pas qu’il aurait présenté la transparence à Dieu engendrée par la seconde naissance, sauf peut-être chez les grands mystiques, comme un état stable et définitif. Mais, pour le reste, il est manifeste que tous les traits retenus par Jean Herbert pour caractériser la phase ultime du cheminement spirituel caractérisent pareillement sa phase initiale. Ou peut en effet affirmer identiquement de la seconde naissance telle que Zundel l’explique :

  • Elle correspond à la vérité profonde de l’être humain,
  • Elle est la seule chose qui vaille d’être désiré,
  • Elle mène à un bonheur parfait ainsi qu’à une connaissance parfaite des vérités essentielles,
  • Elle mène à un état de communion intime avec Dieu
  • Elle tend à la libération de l’espace, du temps et de la causalité,
  • Elle tend asymptotiquement à un état stable et définitif (la Vie éternelle).

Mais si la « libération » de l’hindouisme présente donc nombre de points communs significatifs avec celle de Zundel, dont on peut dire, à la manière de saint Paul, qu’elle libère « des enfants de Dieu », de même en va-t-il, et cela ne laisse pas d’être surprenant, de l’éveil prôné, sinon par tous les bouddhistes, du moins par ceux du Mahâyâna qui, comme on sait, est le courant le plus important du bouddhisme moderne. Suivant l’angle sous lequel il est envisagé, cet « éveil » est désigné par les mots : bodhi, samâdhi, satori, nirvâna,… et il n’est pas, bien sûr, sans présenter quelques différence avec la libération védantique. Mais ce sont là des aspects qui ne peuvent nous retenir ici. Me paraissent, par contre, importants pour notre propos les trois faits révélateurs que voici.

Au cœur du Mahâyâna, nous trouvons la doctrine de la « nature de Bouddha » dite buddhatâ. Cette doctrine trouve aisément sa correspondance chrétienne dans celle de l’imago Dei, celle de « l’image de Dieu » inscrite au tréfonds de la nature humaine. Là, elle n’est autre que ce programme, ou bien ce potentiel d’accomplissement, d’achèvement, qui commence à se réaliser et s’actualiser lors de la nouvelle naissance. Dans le vocabulaire de l’anthropologie zundelienne, cette image porte en elle le programme de « l’homme-possible », de « l’homme-valeur », de « l’homme-source », de « l’homme universel » que nous sommes appelés à devenir. Plus précisément de cet homme elle est le « germe ». Germe souvent évoqué par Zundel, qui le nomme « germe divin » (TVML, p.267), « germe de grandeur » (conférence à Lausanne, le 10 mars 1960), « germe de la personne » ou encore : « germe de résurrection, d’immortalité, de vie éternelle,…». Dans une très belle conférence, donnée au Caire le 3 mars 1965, où il expose les trois composantes de l’être humain, il dit joliment de ce germe, – dont il précise qu’il est celui de « notre troisième personne », c’est-à-dire de notre être spirituel -, il dit qu’il « nous a été confié ». Or que faisons nous de ce germe à nous confié par la nature ou par Dieu ? Mais c’est là bien sûr un autre sujet.

Pour l’heure je voulais souligner ceci qui est passablement remarquable : cette même image du germe spirituel est aussi familière au bouddhisme. Là, ce germe porte le nom extraordinaire de tathagatgharba mot qui désigne cette nature de Bouddha alors qu’elle est considérée précisément « en germe ». Ce mot est souvent traduit par « germe d’éveil ». Est-il besoin d’autres arguments, d’autres explications, d’autres citations pour que nous soyons convaincus qu’entre la seconde naissance zundelienne et la bodhi du Mahâyâna il existe une parenté indubitable ? Une fois encore, je ne le pense pas.

Le second point significatif que je désirais souligner est celui-ci. D.T. Suzuki, dans son grand traité sur le bouddhisme Zen analyse en profondeur la notion, et le fait même, du satori. Après avoir formellement, et en toutes lettres, assimilé le satori à une « nouvelle naissance » (I, p. 332), le Maître Zen l’illustre en ces termes qui éveilleront de féconds et clairs échos dans la pensée de ceux qui connaissent les textes de Maurice Zundel traitant de l’état d’émerveillement :

« Toutes vos activités mentales fonctionnent maintenant sur un registre différent, qui est plus satisfaisant, plus paisible et plus plein de joie que tout ce que avez jamais connu. Le ton de votre vie est changé ; il y a quelque chose de rajeunissant. Les fleurs du printemps semblent plus belles, le torrent de la montagne coule plus frais et plus transparent. La révolution subjective qui suscite cet état de choses ne peut être appelée anormale. Puisque la vie en est plus intensément goûtée et qu’elle s’élargit à l’égal de l’univers lui-même, il doit y avoir dans le satori quelque chose de tout à fait salutaire, qui mérite qu’on le recherche. » (I, p. 337). Assurément !

Et non moins assurément : que signifie que le vieux Maître suisse, alors qu’il évoque la cime à conquérir, et que le vieux maître japonais, alors qu’il évoque la cime conquise, disent la même chose ? Oui, quoi donc ? Sinon que la montagne est la même.

Voici, enfin, le troisième point de contact entre la spiritualité zundelienne et celle de l’hindouisme que je désirais mettre aujourd’hui en valeur. Je limite ici le propos à l’hindouisme, le cas du bouddhisme étant plus complexe et certainement moins probant. Je n’ai découvert cette concordance, qui concerne l’immortalité, que très récemment. Comme on sait, en fait d’immortalité, le vieux Maître suisse avait choisi de transmettre la conception du christianisme évangélique, qui est celle de Jésus-Christ. Laquelle est très différente de celle de Thomas d’Aquin et de l’église romaine actuelle. Selon l’évangile et le christianisme originel, l’âme humaine en effet n’est pas naturellement ou essentiellement immortelle. Elle ne l’est que de manière virtuelle, optionnelle ou conditionnelle. Ce que Zundel expliqua mille fois, répétant par exemple sous différentes formes le propos que voici :

«  C’est pourquoi le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. Car il n’est pas question de réclamer l’immortalité pour notre biologie, prise comme telle, qui ne vaut pas plus que celle des punaises, ou des chacals. L’immortalité n’est pas une rallonge mise à notre vie biologique dans la crainte de crever. Ce n’est pas du tout cela. L’immortalité est une valeur, une dignité,  une vocation, une exigence : comme la personnalité et comme la liberté. C’est pourquoi nous sommes candidats à notre immortalité. Elle ne peut pas nous être donnée toute faite, pas plus que notre personnalité, pas plus que notre liberté » (AES, p. 57).

« Nous sommes candidats à notre immortalité ! ». Le propos sonne clair, il est magnifique. Or je n’avais pas bien pris la mesure de la chose, mais il en va de même dans l’hindouisme. Voici à ce sujet ce que m’écrivait récemment Y. Le Boucher, spécialiste du védânta de Shankara :

« Dans l’hindouisme et pour autant que je le sache, l’âme individuelle qui transmigre n’est pas éternelle. Elle fait partie du monde manifesté et n’a donc d’existence que tant que ce monde relatif existe. Son statut est donc beaucoup plus proche de celui de l’âme selon le christianisme originel qu’il n’y parait. Dans les deux cas, l’âme n’est pas détruite par la mort du corps physique. Elle subsiste indéfiniment sur le plan subtil dans l’attente du jugement dernier selon le christianisme, alors qu’elle fait des aller-retour entre le monde subtil et le monde grossier selon l’hindouisme. Mais dans les deux cas, sans une « spiritualisation » adéquate ayant lieu soit ici-bas soit dans l’inter-monde, l’âme est vouée à la même destruction (lors du Jugement dernier, ou lors de la fin du cycle de manifestation de l’univers). On trouve dans les Upanishads de nombreuses exhortations qui illustrent l’idée que l’immortalité de l’homme n’est pas une donnée de naissance mais bien une conquête réservée à ceux qui y aspirent plus que tout. Un seul exemple, le verset – en forme de prière – le plus célèbre de la Brihad Aranyaka Upanishad :

« De l’irréel conduit nous au réel, de l’obscurité conduit nous à la lumière, et de la mort conduit nous à l’immortalité ».

Si l’immortalité était acquise de principe, pourquoi ce texte nous inciterait-il à demander à Dieu qu’il nous y conduise ? » (Lettre du 2 mars 2016).

La question porte, n’est-ce pas ? De même ces quelques lignes dont je viens d’avoir connaissance et qui appartiennent à la Katha Upanishad qui est l’une des plus anciennes et les plus vénérées :

« Une fois épuisés tous les désirs du cœur, naît l’immortalité. L’homme jouit de la nature infinie de Brahman avant même d’avoir abandonné son corps. Tous les nœuds de son cœur une fois défaits, un mortel, en vérité, accède à l’immortalité. Tel est l’enseignement. »

Selon Maurice Zundel c’est la nouvelle naissance, autrement dit le processus d’abandon, d’éviction du moi ainsi que d’union à Dieu qui en est inséparable qui confère l’immortalité. Pour Shankara c’est la prise de conscience que le moi est une illusion, ainsi que l’union de l’atman en Brahman qui lui est consubstantielle, qui est source d’immortalité. D’où la question que voici sur laquelle nous terminerons cette seconde partie : « Zundel et Shankara ne parlent-ils pas de la même chose ? »

III – Les réserves de Maurice Zundel :

L’esprit des deux premières parties de ce propos voulait cela délibérément : identifier, illustrer et mettre en valeur les liens de similitude qui témoignent des convergences parfois surprenantes, mais très réelles, qui lient souvent intimement l’anthropologie et la théologie zundeliennes à celles de l’hindouisme et du bouddhisme. Pour autant, et malgré l’étroitesse de ces liens que nous pensons avoir éloquemment illustrés, il convient de se garder de croire à l’identité ultime des conceptions zundeliennes et orientales. Le vieux Maître suisse, lui-même, invitait à une telle prudence. L’analyse des réserves qu’il formule montre qu’elles gravitent autour de trois thèmes fondamentaux : 1- Le danger catastrophique de la désubstantialisation du monde, danger qui est celui de sa négation ; 2- L’erreur consistant à voir la vie spirituelle comme un état de fusion, d’absorption et donc de disparition de l’homme soit en Dieu, soit ou dans la vacuité ultime ; 3 – L’erreur, pour les courants dévotionnels de l’hindouisme, consistant à placer en Dieu, non seulement le principe du Bien mais aussi celui du Mal. Comment l’oblat bénédictin formulait-il ces trois réserves de fond, c’est là que je voudrais montrer à l’aide brefs extraits. Trois concernent le premier thème, un concerne le second et un le troisième.

Les paroles qui suivent ont été prononcées l’année précédant le départ de Zundel au Caire (retraite à Val Saint François, le 5 juin 1939). Elles concernent le bouddhisme seulement :

«  Le bouddhisme repose entièrement sur l’impermanence des réalités terrestres. Bouddha ne sait rien et ne veut rien savoir, il est fou de s’attacher à quoi que ce soit. Le bouddhisme n’a rien enseigné qu’une méthode de se soustraire à la vie. Pour lui, il n’y a qu’une voie de bonheur, c’est de ne plus rien désirer. (…) Le bouddhisme a cru arriver à une très haute spiritualité et on a fait parfois un parallèle avec la charité franciscaine. Il y a une énorme différence, car la charité franciscain est fondée sur l’amour des choses, sur une passion pour toute créature et non sur l’extinction du désir. Le bouddhisme arrive à la bienveillance par l’indifférence, tandis que saint François d’Assise par un amour infini des êtres. »

Ces paroles sont extrêmement dures et réductrices. Pour les comprendre on peut avancer l’hypothèse qu’avant la guerre Zundel n’avait pas encore eu vraiment le temps de se pencher sur les religions orientales, et notamment pas sur le bouddhisme. Durant cette retraite Zundel se contente de recycler les arguments ordinaires de l’Eglise de son temps.

Le passage suivant est extrait d’une conférence donnée à Lausanne le 11 décembre 1962. Il vise l’advaïta et Shankara :

« Ceci est extrêmement important car, si on oppose le monde physique au monde spirituel, on en arrivera nécessairement à une dévalorisation du monde. La non-dualité aboutit même finalement à la négation du monde : le monde n’existe pas, c’est simplement une corde que vous prenez pour un serpent et vous vous nourrissez de craintes vaines puisque avec un regard plus pénétrant, vous découvrez que cette corde que vous preniez pour un serpent est réellement une corde et rien d’autre. De même, ce monde physique auquel vous attachez tant d’importance, dont vous vous faites les esclaves, n’existe pas. La spiritualité vous délivrera de cette illusion et finalement vous aboutirez à l’acosmisme absolu où il n’y a plus de monde. »

Le propos de Zundel se révèle ici étroitement dépendant du regard porté par Albert Schweitzer sur les religions de l’Inde au sein desquelles le célèbre médecin distinguait les courants qui nient la réalité du monde de ceux qui l’affirment. Ceci, en valorisant comme de juste les seconds au détriment des premiers. Toutefois les choses ne sont pas si simples. On ne peut par exemple affirmer, comme le fait Maurice Zundel, que la conception du monde de Shankara équivaut à un « acosmisme absolu ». Le maître de l’advaïta se contentait en effet de dire du degré de réalité du monde qu’il est « non-définissable », ce qui est très différent. 

Ce troisième extrait est très intéressant, notamment dans sa façon de dénoncer la négation du monde comme conséquence regrettable et quasi inévitable de l’union à Brahman. Ce passage est extrait de l’ouvrage Ouvertures sur le vrai écrit par Zundel à l’époque de son départ en Egypte (zml 00 0019). Il date donc de la même période que le premier extrait cité plus haut et comme lui il souffre de durcir artificiellement le trait. Comme le précédent extrait, il incrimine la non-dualité prônée par Shankara :

« …l’Advaïta avait glissé de l’affirmation exclusive de l’Etre en Brahmâ au monisme qui nie la réalité du monde. L’éblouissement causé par la plénitude d’Etre contenu dans l’Absolu fait paraître néant tout ce qui n’est pas lui. Mais ce sentiment où l’orgueil est réduit en cendres ne peut se transformer en proposition métaphysique sans en­gendrer de véritables catastrophes. (…)  Il n’existe rien en dehors de Dieu (…) L’advaïta a développé ce premier point de vue jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. L’éblouissement devant l’Absolu est tel que tout ce qui n’est pas lui semble pur néant. Le monde n’est pas. » (p. 37)

Le passage suivant est aussi extrait du livre Ouvertures sur le vrai. Il souligne la déficience qu’il y a à penser qu’un sujet puisse parler d’un état qu’il n’a pas expérimenté puisque l’état en question se définit justement par la disparition même du sujet. Cette objection est très ancienne, elle n’est pas de Zundel. Il la formule en ces mots :  

«  Du ravissement en Brahmâ qui fait graviter en lui toutes les puissances d’attention et d’amour, il n’est assurément pas d’expression plus pleine que l’identité avec Brahmâ. Aussi bien, comment traduire autrement cette sou­daine délivrance de soi et la jubilation d’être l’Autre ? Mais pourrait-on jouir à ce point d’être l’Autre si l’on ne restait distinct de lui ? N’est-ce pas justement le paradoxe de l’amour qu’on est Lui en restant soi ? (…). Comme il est naturel de ne percevoir, en la joie d’échap­per à soi-même, que le terme où se repose ce bienheureux altruisme ! Aham brahma asmi : Je suis Brahmâ. Comme Al Halladj disait : Ana al’Haqq. Je suis la Vérité. Mais ce langage affectif, si compréhensible sur le plan de l’amour, où le sentiment du départ exclut, pour être total, toute réflexion sur soi, ne peut sans catastrophe, envahir tel quel le plan ontologique : puisque réduit à un seul terme, le rapport cesse d’exister et que l’expérience jubilante et suprême des possesseurs de la connaissance devient radi­calement impossible, n’y ayant plus personne pour la réaliser.(…)

Nous avons sim­plement à signaler le danger qu’offre presque inévitablement la traduction en discours d’une expérience ineffable. Celui qui la fait peut bien perdre la notion de son existence et s’absorber tout entier en l’Objet qu’il contemple, il ne laisse pourtant pas d’être. Son altérité subsiste comme la condition même de son altruisme. (…) Il est indispensable d’expliciter dans le langa­ge ce qui dans le ravissement échappe à toute conscience distincte, sans jamais cesser d’en être réellement la condi­tion sine qua non. » (p. 44 et passim)

On comprend bien le procès qui est intenté ici. Est-il pour autant justifié ? Ce n’est pas du tout sûr. Car il se trouve, que contrairement à ce que semble croire Zundel, l’éveil spirituel enseigné par le védânta n’entraine pas la disparition du sujet. A la faveur de cet éveil, celui-ci passe de sa condition individuelle et psychique à sa condition universelle et spirituelle, mais il ne disparaît pas. De la même manière, les animaux à métamorphose ne disparaissent pas lors de leur métamorphose : le sujet demeure, il quitte une forme ancienne pour accéder à une forme nouvelle. De reste, lorsque Zundel peint la nouvelle naissance, il réfère au même schéma de «maintien/transformation » du sujet.

Comme les lecteurs de Zundel le savent bien, il était un défenseur farouche de la totale, parfaite et éternelle innocence de Dieu. Et il avait pour la défendre des arguments très forts. C’est pourquoi, à l’issue d’une conférence intitulée La Baghavad-Gita et l’Evangile donnée au Caire, le 2 juillet 1957, conférence au fil de laquelle il analyse en profondeur cette épopée tout en faisant l’éloge, il s’écrie : « Ce qui est plus difficile à comprendre, c’est l’insistance avec laquelle la Baghavad charge Dieu du problème du mal. »

En vérité, cette insistance n’est pas si difficile que cela à comprendre. Elle est très logique. En effet, selon l’hindouisme l’homme n’est pas responsable de l’état d’ignorance – source du mal et de tous les maux – dans lequel il nait. Or s’il n’en est pas responsable, la faute en revient à la nature, et ultimement à Dieu. Blaise Pascal avait bien vu que l’alternative était sans issue réjouissante.

Les réserves zundeliennes précédentes sont suffisamment parlantes. C’est pourquoi, je me contenterai en fin de leur présentation de faire une seule remarque que je crois ici particulièrement importante. Zundel, comme bien des penseurs chrétiens, affirme à juste titre que, neuf fois sur dix, les critiques de l’athéisme contemporains adressées au christianisme se trompent de cible puisqu’elles vilipendent et repoussent un Dieu qui n’est précisément pas celui du christianisme véritable. Elles ne sont en définitives pertinentes qu’à l’endroit d’un Dieu erroné, à l’égard d’un Dieu qui n’est de nos jours plus défendu que par ceux qui l’ont mal compris. Or donc, il me paraît que les remontrances formulées ci-dessus par Zundel souffrent d’un handicap comparable. Je serais en effet tenté de croire qu’elles ne remettent en question qu’un hindouisme et un bouddhisme mal compris, tout en laissant parfaitement indemnes leurs traditions authentiques. Car elles incriminent des affirmations qui se formulent ainsi : non-réalité du monde phénoménal (hindouisme et bouddhisme), seule réalité de Brahman (hindouisme), non-réalité de l’atman et du Brahman (bouddhisme), réalité du mal en Dieu (hindouisme), disparition ultime de la personne (hindouisme et bouddhisme), etc. Or ne peuvent jamais affirmer de telles choses, – qui n’ont en fait de consistance apparente que dans leur formulation, dans les concepts qui les désignent -, que ceux qui comprennent mal les notions de vacuité et de non-dualité. Car affirmer de telles choses témoigne que l’on n’a pas éprouvé le vide des mots. Ni non plus bien compris, pris avec soi le principe de non-dualité qui exige que l’on ne fasse pas d’opposition entre le duel et non-duel.

Toutes raisons pour les quelles, Bouddha, sur les questions de ce genre, et en premier lieu celle portant sur l’existence de Dieu ou du soi humain, s’est contenté de garder le silence, le plus hermétique. Raisons pour les quelles Nâgârjuna, commentant l’enseignement du Bouddha, attache tant d’importance dans son fameux Traité du Milieu à réfuter toutes les affirmations du fameux tétralemme logique qui, appliqué à l’existence de Dieu, donne : « Dieu existe, Dieu n’existe pas, Dieu existe et n’existe pas, Dieu ni n’existe, ni n’existe pas » (cf. de mêmes applications cf. Traité du Milieu, 25). Réfutation magistrale, dont on retrouve le principe chez Shankara, et dont le fruit merveilleux est de laisser la Merveille rigoureusement inchangée. Ce qui, certainement, a fait hier le bonheur de Zundel (malgré ses réserves) et qui ne peut que réjouir infiniment les zundeliens d’aujourd’hui.

Ramakrishna étudia avec attention et bienveillance les trois grands monothéismes et conclut que tous trois menaient à Dieu. Zundel, lui-même l’a dit : après avoir étudié l’hindouisme et le bouddhisme, il parvint à une même conclusion : « Leur sagesse mène à Dieu, j’en suis persuadé » (Debains 2005-9), tels sont ses propres mots. Cependant il n’en est pas moins sûr que pour lui le Christ demeurait absolument incomparable. Il le disait bien souvent, dont une fois au Caire, le 11 mai 1961, alors que s’interrogeant sur ce qui sépare Jésus-Christ des autres grands Maîtres spirituels, il précisa sa pensée ainsi :

«  Qu’est-ce qu’il y a d’entièrement nouveau et qui tranche sur le caractère de tous ceux qui, avant lui, ont été les héros et les messagers de Dieu ? On peut tout dire d’un mot : c’est sa pauvreté. Sa pauvreté absolue, radicale, essentielle, allant justement jusqu’à la racine de l’être. Car c’est cela, finalement, le sens profond de l’incarnation : en Jésus le moi possessif, le moi limite, le moi biologique, le moi pesanteur, est entièrement consumé ».

Pour ma part, je ne pense pas que cette argumentation soit la bonne. Mais elle est de Maurice Zundel et à ce titre se devait d’être présentée ici.  

 

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